Par Stéphanie Manguele, Avocate au Barreau de Paris et Collaboratrice Sénior Thiam & Associés.
En Afrique de l’Ouest, l’exploitation des ressources extractives (pétrole, gaz, mines) n’est pas toujours perceptible par les populations des Etats producteurs. Pourtant, ces ressources constituent une source importante de revenus et d’emploi. Face à ce constat, les Etats de la région ont progressivement adopté des réglementations sur la gestion de leurs ressources extractives. L’adoption de politiques de contenu local semble avoir la préférence des Etats. Apparu dans les années 1970 en Grande-Bretagne, le concept de contenu local désigne pour les multinationales le fait d’intégrer dans des projets d’envergure, les entreprises et la main d’oeuvre locales dans les pays étrangers où elles ont leurs activités. Le but étant, à long terme, de créer une chaîne de valeur générant des activités et des emplois à l’échelle nationale. Le recours à ces politiques de contenu local est devenu quasi-systématique comme le démontrent les législations de nombreux Étatsd’Afrique de l’Ouest.
Une double approche du contenu local
a. Le déclin d’une version minimaliste du contenu local
Pendant de nombreuses années, les Etats africains ont opté pour une version minimaliste du contenu local. Dans sa version minimaliste, le contenu local consiste pour l’essentiel à optimiser le recrutement au niveau national et/ou les politiques d’approvisionnement local, en adoptant des mesures decontenu local, qui s’inscrivent généralement de manière incidente dans différents textes du pays hôte. Les politiques de ce type visent à accroître la quantité et la qualité de l’emploi national. Lorsqu’elles sont menées avec succès, elles sont génératrices de nouveaux emplois locaux, faire croître et développer les compétences de la main d’œuvre locale, et l’inclusion sociale. Généralement, ces politiques reposent sur des mesures de conformité contraignantes, notamment, des pourcentages d’emploi imposés, des exigences de formation pour la population nationale ou encore des restrictions de visa pour les étrangers.
Tel est notamment le cas au Bénin, où le législateur a intégré les dispositions relatives au contenu local dans les Code pétrolier et d’Investissements. Ces deux codes consacrent le principe de recrutement national et de formation. Ainsi, les opérateurs opérant dans le secteur des hydrocarbures au Bénin, doivent accorder la préférence aux ressortissants nationaux et aux entreprises béninoises. L’embauche de la main d’œuvre étrangère est autorisée à titre exceptionnel, et à condition exclusive et expresse d’une carence de la main d’œuvre nationale.
Concernant l’approvisionnement local, il s’agit d’accroître la quantité des biens et des services acquis par les opérateurs étrangers auprès des entreprises nationales. Les achats locauxpeuvent ainsi permettre la diversification économique. A long terme, ces mesures sont susceptibles de contribuer à une augmentation du PIB national.
Au Burkina Faso, le décret n°2021-1142 portant fixation des conditions de la fourniture locale dans le secteur minier, oblige les entreprises minières et leurs sous-traitants à accorder à des personnes physiques ou morales burkinabè, tout contrat de prestations de services qu’ils sont susceptibles de conclure dans le cadre de leur activité au Burkina Faso. Un barème fixe par ailleurs le pourcentage d’actionnariat à concéder aux personnes physiques ou morales burkinabè, au sein d’entreprises opérant dans le secteur minier en tant que prestataires de services ou fournisseurs.
Si cette version minimaliste du contenu local a prévalu durant de nombreuses années, les Etats africains tendent aujourd’hui à s’en affranchir. Ceux-ci sont enclins à adopter des législations spécifiques permettant de maximiser le contenu local et d’en faciliter l’application effective.
b. La maximisation progressive du contenu local par l’adoption de législations spécifiques
Ces réglementations ont une portée plus large. Elles visent à accroître l’emploi à l’échelle nationale, à favoriser la formation des nationaux et le transfert de technologie, à offrir aux entreprises nationales des possibilités en matière de sous-traitance ou de prestations de services dans le cadre de projets extractifs, ou encore à assurer l’approvisionnement en produits locaux. L’objectif est de favoriser le développement d’autres secteurs économiques (ou de nouveaux secteurs) en maximisant sur les compétences, la formation, le transfert de technologie, le renforcement de la chaîne de valeur du secteur extractif. Ces mesures peuvent permettre la diversification des économies nationales indépendamment du secteur extractif.
Dès 2013, le Ghana a appliqué cette approche en adoptant le « Petroleum (local content and local participation) Regulations ». Cette loi s’articule autour de quatre principaux axes : la priorité d’embauche aux ressortissants ghanéens (un barème fixe les proportions d’employés nationaux requis à différents niveaux de gestion), la préférence pour les entreprises ghanéennes pour l’octroi des licences pétrolières, la fourniture des biens et services par des entreprises ghanéennes y compris dans le cas où leurs prix sont 10% plus élevés que les produits étrangers, et le transfert des technologies au profit des entreprises locales.
Au Sénégal, le législateur a adopté la loi n°2019-04 relative au contenu local dans le secteur des hydrocarbures. Au-delà du recrutement local, la loi entend maximiser le contenu local en matière de formation, de transfert de technologies, d’approvisionnement local ou de prestations de services. La loi sénégalaise oblige ainsi les entreprises étrangères opérant dans le secteur des hydrocarbures à adopter des mesures permettant aux ressortissants sénégalais d’acquérir les qualifications et l’expertise nécessaire pour remplacer graduellement les employés non nationaux. De même, elles doivent adopter des mesures permettant de nouer des partenariats avec des ressortissants nationaux ou en vue de faciliter l’accès aux brevets. Concernant l’approvisionnement local, les biens et services liés aux activités pétrolières doivent être fournis par des entreprises sénégalaises. L’essentiel des dispositions de cette loi ont été reprises dans la loi n°2022-17 du 22 mai 2022 relative au contenu local dans le secteur minier.
Ce n’est qu’en juin 2022 que la Côte d’Ivoire, première économie d’Afrique de l’Ouest, a adopté une loi spécifique au contenu local, la loi n°2022-408 du 13 juin 2022. Ce nouveau texte vise à faciliter l’implication des entreprises et des acteurs locaux dans le secteur pétrolier.. La nouvelle loi ivoirienne fait obligation aux entreprises pétrolières d’accorder la priorité des emplois au personnel qualifié de nationalité ivoirienne et prévoit des programmes de formation pour permettre à ce personnel d’acquérir un niveau de qualification suffisant pour accéder à tous les niveaux de responsabilité dans ce secteur. En outre, elles sont tenues d’accorder la préférence aux sociétés ivoiriennes concernant les activités de sous-traitance, de prestations de services ou de fourniture de biens.
Le législateur guinéen lui a emboité le pas, en adoptant la loi n°2022-010 portant contenu local, qui vient abroger les lois et décrets qui existaient déjà de manière éparse, par secteur, pour atteindre l’objectif de contenu local. Cette loi entend fixer le cadre juridique imposant aux projets d’investissements publics et privés de mieux contribuer au développement de l’économie nationale et à l’amélioration des conditions de vie des populations guinéennes. Les opérateurs poursuivant des activités en Guinée sont ainsi contraints d’adopter des mesures permettant de favoriser la formation du personnel guinéen, le transfert de technologie et l’approvisionnement local.
Notons que dans chacun de ces Etats, pour la couverture des risques liés aux activités extractives, les opérateurs économiques étrangers doivent souscrire des contrats d’assurance auprès des compagnies d’assurance nationales.
A travers ces exigences, le contenu local devrait permettre la valorisation du secteur extractif de manière inclusive en lui permettant de jouer un rôle majeur sur le plan socio-économique des Etats africains. La condition étant que ces politiques soient effectivement appliquées.
Pour une application effective des politiques de contenu local
a. La mise en place d’autorités de contrôle et de suivi
Dès lors qu’elles sont conçues, les politiques de contenu local doivent être appliquées. Pour cela, elles doivent inclure des mécanismes de suivi. Autrement dit, l’application des politiques de contenu local implique la mise en place des mécanismes de suivi a priori et des mécanismes de correctiona posteriori en cas de défaillance des opérateurs économiques visés par les textes. La majorité des Etats ayant adopté des législations spécifiques au contenu local ont intégré de tels mécanismes dans leur réglementation.
A titre d’exemple, au Sénégal, les opérateurs économiques doivent présenter aux organes compétents, un plan de contenu local précisant les mesures permettant à des ressortissants sénégalais d’acquérir les qualifications et l’expertise nécessaires pour remplacer graduellement les employés étrangers. En Guinée, ceux-ci doivent transmettre au ministère en charge du contenu local, la liste des fournisseurs des biens et de leurs prestataires locaux impliqués dans leurs activités. Ils doivent en outre transmettre leur plan d’approvisionnement en biens et services locaux sur l’année suivante. De même, en Côte d’Ivoire, les sociétés étrangères opérant dans le secteur pétrolier doivent soumettre, pour approbation, un plan détaillé de contenu local. Ce plan de contenu local décrit les activités de l’entreprise ainsi les prévisions d’acquisition des biens et des services locaux, le recours aux entreprises ivoiriennes et les compétences nécessaires à leur réalisation.
La violation des règles de contenu local est passible de sanctions, allant de l’amende au retrait du permis d’autorisation, en passant par la résiliation du contrat. Des organes spécifiques sont chargés d’assurer le respect des règles de contenu local, garantissant ainsi, que les opérateurs économiques rendent des comptes aux autorités compétentes. Au Ghana, il s’agit de la « Petroleum Commission » qui s’assure du respect des règles de contenu local, en particulier, des règles relatives au recrutement local et à la formation. Au Sénégal, le Comité national de suivi du contenu local s’assure du respect de l’intégralité des mesures de contenu local dans le secteur pétrolier et minier. La loi guinéenne a, quant à elle, institué l’Autorité de Régulation et de Contrôle de Contenu Local, mais celle-ci n’est pas opérationnelle à ce jour.
Reste la question de savoir si les politiques de contenu local pourront être appliquées en dépit de toutes ces mesures. En effet, les ressortissants nationaux et les fournisseurs locaux ne disposent pas toujours des compétences et des capacités pour faire face aux besoins des opérateurs économiques étrangers dans le cadre de leurs activités. Prenons l’exemple du projet Simandou en Guinée avec un investissement projeté de 15 milliards de dollars, les entreprises guinéennes auront-elles la capacité technique et financière de répondre aux besoins des opérateurs internationaux (Baowu Steel, Rio Tinto et Winning Consortium) en matière de sous-traitance et d’emploi du personnel ? Il est fort à parier que l’expertise viendra en partie de l’étranger au regard de la technicité du projet Simandou.
b. La question de la compatibilité avec les traités internationaux
Le contenu local occupe aujourd’hui une place centrale dans les politiques étatiques africaines. La majorité des Etats tendent à adopter des législations spécifiques de contenu local, afin de maximiser leur impact sur l’économie nationale. A titre d’illustration, après de longues tergiversations, le conseil des ministres burkinabè a adopté récemment un projet de loi relatif au contenu local dans le secteur minier, avec pour objectif d’offrir un cadre juridique complet pour le contenu local.
Cela étant dit, par leur nature, les politiques de contenu local favorisent les fournisseurs des biens et services locaux, au détriment des fournisseurs des biens et services étrangers. En ce sens, celles-ci peuvent entrer en conflit avec les traités de commerce et d’investissements conclus par les Etats africains. De manière générale, les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce interdisent les avantages subordonnés à l’utilisation de la préférence locale ou l’utilisation d’exigences relatives à la teneur du contenu local comme condition préalable aux subventions. Les traités d’investissement, quant à eux incluentsouvent des clauses, qui par leur nature, entrent en conflit avec les mesures de contenu local. Tel est le cas de la clause sur le traitement national, qui oblige les Etats à traiter sans discrimination les investisseurs nationaux et les investissements étrangers opérant sur son territoire, ou encore de la clause de la nation la plus favorisée, qui oblige les Etats accueillant les investisseurs, à leur accorder les avantages identiques à tous les investisseurs présents sur son territoire.
Toutefois, du fait de leur souveraineté, les Etats demeurent libres de déterminer les conditions dans lesquelles ils souhaitent accueillir les investisseurs étrangers sur leur territoire. Ils peuvent par conséquent conditionner l’entrée sur leur territoire des investisseurs étrangers à diverses obligations liées à leurs objectifs de politique économique de contenu local. Ainsi, c’est uniquement lorsque l’investisseur étranger aura rempli les obligations et conditions imposées par l’Etat d’accueil, qu’il pourra prétendre à une égalité de traitement. C’est d’ailleurs pourquoi les mesures de contenu local imposées aux opérateurs étrangers couvrent des domaines spécifiques non traités par les traités et autres instruments internationaux.
En tout état de cause, les Etats africains disposent d’une large marge de manœuvre pour poursuivre les objectifs de contenu local, tout en minimisant les conflits liés au commerce international et aux investissements.