Par Olivier Monnier, journaliste, écrivain et éditeur, IFC.
En 2020, la BMCE, troisième plus grande banque du Maroc, a décidé de changer d’appellation pour devenir Bank of Africa, le nom de sa filiale d’Afrique subsaharienne acquise 15 ans plus tôt. Bien plus qu’un changement de marque, cette démarche illustre la manière dont cette institution, créée en tant que banque publique dans les années 1950, s’est imposée comme un acteur majeur du secteur financier africain, avec aujourd’hui des activités dans plus de vingt pays du continent. « Ce fut une décision audacieuse, qui a surpris nos clients marocains, habitués à utiliser l’appellation historique depuis des décennies », explique Amine Bouabid, directeur général du Groupe Bank of Africa (BOA). « Mais le groupe souhaitait vraiment avoir une marque unique pour toute l’Afrique. » L’expansion de Bank of Africa au sud des frontières marocaines n’est pas un cas isolé. Au cours des vingt dernières années, un nombre croissant de sociétés marocaines ont en effet cherché à resserrer leurs liens avec le reste du continent. Selon le ministère des Finances, les investissements directs étrangers du Royaume en Afrique ont ainsi été multipliés par huit entre 2014 et 2021. « Le Maroc occupe une position singulière en Afrique », explique depuis Rabat Thomas Pellerin, responsable pour IFC du secteur manufacturier et des services pour le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest. « Pour de nombreux investisseurs internationaux, en particulier européens, la situation géographique du Maroc et son niveau de développement en font un point d’entrée sur le continent africain. En parallèle, le Maroc s’étant doté d’une solide base industrielle et de services, les entreprises marocaines se tournent désormais vers l’étranger, en particulier vers l’Afrique, pour se développer », ajoute-t-il.
Un changement d’état d’esprit
Si les investisseurs marocains ont longtemps considéré l’Afrique subsaharienne comme une «région difficile d’accès, on constate, depuis le début des années 2000, un changement de paradigme», affirme Abdou Diop, président de la commission Afrique de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), qui est également associé-gérant pour le Maroc du cabinet Mazars, spécialisé dans l’audit, la fiscalité et le conseil. « On a assisté à un réel changement d’état d’esprit lorsque les champions marocains ont commencé à émerger et se sont mis en quête de nouveaux marchés pour étendre leurs activités. Le secteur privé a alors reconsidéré les risques afin de saisir davantage d’opportunités », explique M. Diop, qui a conseillé de nombreuses entreprises marocaines, notamment le Groupe Attijariwafa Bank, lors de leurs premiers pas dans la région.
Sous l’impulsion des principales banques du pays — BMCE, Attijariwafa Bank et Banque Centrale Populaire (BCP)— ainsi que de la compagnie de télécommunications Maroc Telecom, les années 2000 ont donné lieu à une première vague d’investissements, axée sur l’Afrique de l’Ouest francophone, laquelle partage une langue et des liens historiques avec le Maroc. À partir de 2010, les flux d’investissement se sont diversifiés vers d’autres secteurs et parties du continent, portés par des entreprises telles que l’exportateur de phosphates OCP, le groupe immobilier Addoha ou le laboratoire pharmaceutique Cooper Pharma. Filiale du groupe OCP, leader mondial sur le marché des engrais phosphatés, OCP Africa a été créée en 2016 et fournit des engrais adaptés aux besoins des cultures dans la région. Basée au Maroc, OCP Africa opère désormais dans 16 pays du continent, notamment au Cameroun, au Rwanda et en Zambie.
Financer le continent
Le Maroc, dont les investissements directs étrangers en Afrique ont dépassé les 800 millions de dollars en 2021, selon le ministère des Finances, est devenu le deuxième plus gros investisseur africain du continent, derrière l’Afrique du Sud, et le premier en Afrique de l’Ouest. « Les entreprises marocaines se sont rendu compte que leur avenir se trouve au sud plutôt qu’au nord. Notre but est de les accompagner dans cette dynamique et de contribuer à financer les économies africaines, en particulier le secteur privé », déclare M. Bouabid. « Nous pensons que le Maroc a une carte à jouer pour financer le continent et peut servir d’intermédiaire entre l’Europe et l’Afrique. » BOA prévoit de poursuivre sa stratégie d’expansion dans les années à venir et de porter le nombre de ses filiales sur le continent de 19 à 25 d’ici 2030, selon M. Bouabid. Une attention particulière sera donnée à l’Afrique centrale, où la présence de la banque est encore relativement faible, ainsi qu’à l’activité de prêt aux petites et moyennes entreprises (PME) qui constituent l’épine dorsale des économies de la région. Dans le cadre de son engagement à soutenir la croissance du secteur privé et le développement des échanges transrégionaux en Afrique, IFC a aidé plusieurs groupes marocains à renforcer leur présence dans la région. Depuis le début des années 2000, IFC a ainsi soutenu l’expansion de grands groupes bancaires et d’assurance marocains tels que BCP, Attijariwafa Bank, BOA, Saham Group et Holmarcom, favorisant l’accès au financement à travers le continent. IFC s’est également associée à Ciments de l’Afrique (CIMAF), détenue par la société marocaine Omnium des Industries et de la Promotion (OIP), pour renforcer la production de ciment en Afrique de l’Ouest ; à OCP Africa pour soutenir la sécurité alimentaire sur le continent ; et à Dolidol, le principal fabricant de literie du Royaume, pour l’aider à développer ses activités au Nigeria.
« Partager notre savoir-faire »
À Casablanca, plus grande ville et capitale économique du Maroc, l’enseigne de meubles KITEA fait partie de ces entreprises qui misent sur l’Afrique. D’un petit magasin de 300 m² ouvert en 1993, le groupe est aujourd’hui présent dans 17 villes du Maroc avec 31 points de vente, où il propose des meubles d’intérieur et d’extérieur, de la décoration et des articles de bureau pour le grand public. L’entreprise commence aujourd’hui à se développer sur le continent. Elle a ouvert l’année dernière un centre commercial de 12 000 m² à Accra (Ghana) et pris une participation majoritaire dans Furniture Palace, le numéro un de la vente de meubles de détail au Kenya. Elle prévoit de prendre pied, d’ici à 2025, dans quatre autres pays africains, dont le Sénégal et la Côte d’Ivoire. « L’Afrique est la suite logique du développement de nos activités au Maroc », explique Othman Benkirane, son PDG. « Nous voyons de nombreuses opportunités commerciales à l’échelle du continent et comme nous avons des liens étroits avec ces pays, en particulier en Afrique de l’Ouest, il est tout à fait naturel que nous cherchions à y développer notre présence. »
Pour M. Benkirane, l’extension des activités en Afrique est aussi une question d’intégration régionale, car elle permet un transfert de compétences et la création de synergies. « En tant que Marocains, nous sommes fiers de contribuer au développement de l’Afrique en partageant notre savoir-faire et notre expérience », ajoute-t-il. « Et nous arrivons en toute humilité. Il n’y a encore pas si longtemps, le Maroc était confronté à des défis similaires à ceux que connaissent de nombreux pays africains, notamment en matière de logistique. Nous n’avons pas résolu tous nos problèmes, mais nous avons quelques clés de réussite à partager. » Ce partage de connaissances, de ressources et de technologies entre pays en développement — désigné sous le terme de coopération Sud-Sud — joue un rôle croissant dans le secteur du développement international, notamment dans des domaines comme la sécurité alimentaire, l’agriculture durable et l’adaptation au climat. Cette dynamique s’accompagne d’un rapide développement du commerce Sud-Sud, qui a connu un essor remarquable ces dernières années et a atteint 5 300 milliards de dollars en 2021, dépassant le volume des échanges entre pays en développement et pays développés, selon la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED).
Mohamed VI Un homme a joué un rôle déterminant dans la promotion d’une plus grande collaboration Sud-Sud et dans la manière dont les entreprises marocaines perçoivent l’Afrique : son roi. Depuis son accession au trône en 1999, Mohammed VI a activement défendu une stratégie africaine, tant sur le plan diplomatique qu’économique, effectuant de nombreuses visites dans la région. Dans un discours célèbre, prononcé à Abidjan à l’occasion de l’ouverture d’un forum économique entre le Maroc et la Côte d’Ivoire en 2014, le roi avait ainsi déclaré : « La crédibilité veut que les richesses de notre continent bénéficient, en premier lieu, aux peuples africains. Cela suppose que la coopération Sud-Sud soit au cœur de leurs partenariats économiques. » Au vu du nombre croissant de sociétés marocaines gagnant en maturité et en capacités d’expansion internationale, les investissements marocains en Afrique ont toutes les chances de monter en puissance dans les années qui viennent. « Les entreprises marocaines ont acquis une expertise dans un certain nombre de secteurs et peuvent partager leurs bonnes pratiques et contribuer à accroître la productivité dans la région », déclare Thomas Pellerin d’IFC. « Elles ont également développé un goût du risque, une agilité et une résilience dans des environnements difficiles, et se positionnent en tant qu’investisseurs à long terme en Afrique. » Dans le même temps, certains acteurs africains commencent eux aussi à s’intéresser aux opportunités d’investissement dans le Royaume. En 2018, par exemple, le groupe de services financiers sud-africain Sanlam a acquis une participation majoritaire dans la compagnie d’assurance marocaine Saham Finances, devenant ainsi le plus grand assureur du continent. Du côté de la CGEM, M. Diop estime également que la mise en œuvre de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) a le potentiel de renforcer les liens entre le Maroc et l’Afrique. Selon la Banque mondiale, les exportations marocaines vers l’Afrique subsaharienne ne représentaient que 6 % des exportations totales du Royaume en 2021. La ZLECAf a été créée en 2018 dans le but de constituer un marché continental unique pour 1,3 milliard d’Africains. C’est la plus grande zone de libre-échange au monde par le nombre de pays qui y participent. M. Diop souligne, par exemple, que l’industrie automobile marocaine est bien placée pour servir de catalyseur au développement d’industries dans divers pays d’Afrique, comme celle du caoutchouc naturel au Ghana et en Côte d’Ivoire ou du lithium en République démocratique du Congo. « La ZLECAf offre au continent l’occasion de renforcer la complémentarité de ses chaînes de valeur », affirme-t-il. « Et des pays comme le Maroc, qui ont déjà relié leurs chaînes de valeur à l’économie mondiale, peuvent jouer un rôle moteur en la matière. »
Source: IFC