Du 17 au 18 février 2024 se déroule à Addis-Abeba, en Ethiopie, la 37ème édition du Sommet des chefs d’État de l’Union africaine (UA). Occasion de faire le bilan des activités d’entre deux sessions. C’est ainsi que dans son discours d’ouverture, le président de la Commission de l’UA n’a pas hésité de peindre une Afrique secouée par de multiples crises sécuritaires et institutionnelles. Toutes choses qui interpellent une institution dont Moussa Fakir Mahamat a reconnu « l’échec » dans la résolution de ces tourments qui retardent le décollage définitif de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF) dans laquelle l’UA fonde de réels espoirs. Ci-après l’intégralité du discours du Tchadien.
Excellence Azali Assoumani, Président de l’Union des Comores et Président en exercice de l’Union africaine,
Excellences Messieurs les chefs d’État, de gouvernement et de délégation,
Excellence Monsieur le Président Lula da Silva, Président du Brésil,
Monsieur le Premier-ministre de l’Autorité Palestinienne,
Monsieur le Secrétaire général des Nations unies,
Monsieur le Secrétaire général de la Ligue des États arabes,
Madame la Vice-présidente de la Commission de l’Union africaine,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Représentants des organisations internationales,
Honorables invités,
Mesdames, Messieurs en vos grades et qualité,
Quelques semaines seulement après la célébration de la nouvelle année 2024, nous sommes encore dans les délais raisonnables des présentations de voeux. Aussi voudrais-je saisir l’opportunité de la présente session de votre conférence pour former à l’endroit de chacun de vous ainsi qu’à son gouvernement et à son peuple mes meilleurs voeux de paix, de stabilité et de prospérité.
Monsieur le Président en exercice de l’Union africaine,
Excellences Messieurs les Chefs d’État et de gouvernement,
Excellences, Mesdames et Messieurs,
J’ai déjà passé sept bonnes années à la tête de la Commission, années au cours desquelles j’ai bénéficié de votre sagesse et votre expérience, notamment celles de sept chefs d’États, Présidents en exercice de l’Union.
Durant cette période relativement longue, le capital d’expériences que j’ai accumulé et les leçons apprises de la vie de notre organisation m’autorisent à amorcer la formulation de quelques réflexions que je conclurais en début de l’année prochaine, lors de mes adieux.
Excellences Monsieur le Président,
Excellences Messieurs les chefs d’État,
Nos principaux défis n’ont pas diminué de prégnance. La paix, l’instabilité politique et institutionnelle, les changements climatiques, les déficits en matière de gouvernance économique, l’intégration, la pauvreté, la marginalisation des femmes et des jeunes dans les processus de développement et de leadership dans nos systèmes politiques et sociaux, demeurent nos principales sources de préoccupation. La complexification inouïe du monde est loin d’arranger les choses. La conflictualité, La violence et le déclin des grands principes ont pris, hélas, le dessus sur l’humilité, la paix et la noblesse des valeurs fondatrices de la civilisation humaine.
Non seulement les inégalités sociales se sont creusées, les injustices se sont multipliées mais l’hégémonie et les velléités absurdes de régler nos divergences par la force brutale et vaine prévalent publiquement sous les yeux de tous.
Le cas le plus flagrant est celui de Gaza en Palestine, littéralement rasée, son peuple presque exterminé dans l’intégrité physique de dizaines de milliers de ses habitants, humilié dans sa dignité et spolié de tous ses droits.
Le droit international, le droit international humanitaire, les droits de l’homme, la morale tout cours, sont allégrement ignorés, piétinés, bafoués.
Il me plait dans ce cadre d’exprimer ma satisfaction à la double réaction judiciaire et éthique de l’Afrique du Sud. Sa saisine de la Cour Internationale de Justice trouve tout son fondement dans l’indéfectible attachement de l’Afrique a de telles valeurs. Elle rappelle avec forte résonance la parole de Nelson Mandela lorsqu’il affirmait : « Nous savons très bien que notre liberté est incomplète sans celle de la Palestine ».
La décision que vient de prendre la Cour Internationale de Justice prolonge la pertinence de la démarche et retentit comme une victoire, non seulement pour l’Afrique, mais également pour tous les autres pays qui ont témoigné leur indéfectible soutien à la juste cause du peuple palestinien.
Excellence Monsieur le Président,
Excellences Messieurs les Chefs d’État, de gouvernement et de délégation,
La guerre continue de faire rage en Europe entre russes et ukrainiens. Le champ de ses dévastations en vies humaines et en biens ne cesse de s’élargir, au grand préjudice de tous les peuples du monde.
Chez nous en Afrique, le terrorisme déstructure certains de nos États en inversant les priorités par la multiplication des dépenses militaires exorbitantes, aux dépend des secteurs sociaux vitaux, tout en ouvrant la voie aux discours populistes trompeurs.
Les changements non constitutionnels de gouvernement se sont multipliés en totale défiance de tout l’ordonnancement politico-juridique qui a fondé notre organisation. Jamais depuis la création de l’UA un tel nombre de transitions post changement non constitutionnel n’a été atteint en Afrique. Notre échec à contrer un tel phénomène est patent. Au lieu d’être des modes joyeux de transfert ou de maintien pacifique du pouvoir, les élections sont devenues, par l’ampleur de leurs irrégularités, des facteurs d’approfondissement de crises.
Il est, dès lors, légitime de se demander ce que sont devenues notre Architecture de Paix et de Sécurité Africaine (APSA) et sa sœur jumelle l’Architecture de Gouvernance Africaine (AGA) dont la seule évocation des sigles nous galvanisait et nous faisait frémir de fierté?
Sommes-nous trompés en les concevant selon leur actuelle physionomie ? Avons-nous pêché par mimétisme aveugle en les concevant comme nous l’avons fait ? Comment échapper alors à ce questionnement lancinant ?
La Libye reste divisée et livrée à toute sorte d’ingérences extérieures assouvissant leurs insatiables appétits.
Le Soudan meurtri, déchiré, profondément piétiné par ses élites, s’enfonce dans le chaos et les appels de son peuple pour la paix, la justice restent ignorés. Comment, dès lors, ne pas condamner avec vigueur l’entêtement des auteurs de cette aventure insensée et promouvoir de toute urgence une solution politique consensuelle telle que l’IGAD et l’UA, soutenues par des pans entiers de la Communauté internationale, y avaient appelé dès l’éclatement de la guerre ?
La Corne de l’Afrique ne cesse de générer les tendances les plus inquiétantes pour tous les hommes épris de paix et de justice. L’impératif du respect total de la souveraineté, l’intégrité, la sécurité et les intérêts fondamentaux de tous les pays de la région n’a jamais été aussi crucial qu’il ne l’est de nos jours.
Les Grands lacs multiplient les signes d’aggravation de leur sempiternelle crise nourrie des problématiques irrésolues à l’Est de la République Démocratique du Congo. L’Afrique ne saurait baisser les bras et ne pas s’atteler à la promotion d’une vraie paix dans cette région.
Le Sahel inquiète au plus haut point pour le vide qui s’y installe dangereusement depuis le retrait de la Mission des Nations unies, la dénonciation des Accords d’Alger et le retrait du Mali, du Burkina et du Niger de la CEDEAO.
La situation au Sénégal, pays modèle en matière de démocratie, nous préoccupe au plus haut point. Notre vif souhait est que, rapidement, il retrouve la voie de la sagesse pour régler sa crise institutionnelle conformément aux principes de l’Etat de droit et aux intérêts fondamentaux de son grand peuple. Dans ce cadre, je salue la position du gouvernement sénégalais de prendre en haute considération la décision du Conseil constitutionnel du pays et souhaite plein succès aux consultations envisagées par le gouvernement pour décider, dans un esprit consensuel, les meilleures voies pour l’organisation des élections inclusives, libres et transparentes dans les plus brefs délais possibles.
Excellence Monsieur le Président,
Excellences Messieurs les Chefs d’État et de Gouvernement,
Au-delà cependant de ce tableau peu reluisant et de son cortège de difficultés, nous avons eu quelques conquêtes et les différents rapports inscrits à notre agenda le mettront en relief.
La réforme institutionnelle avance avec succès en dépit des insuffisances que nous sommes appelés à bien identifier et à traiter avec lucidité.
L’intégration a progressé et la ZLECAF se met peu à peu en marche, même si son rythme paraît lent au regard de nos prévisions et de nos attentes. Des mesures audacieuses de relance sont ici à prendre avec détermination.
Le fonds de la paix se met en place. Son opérationnalisation se fait à un rythme satisfaisant. Davantage de sacrifices de nos États membres et d’apports concrets de nos partenaires sont nécessaires.
De nouveaux organes sont nés en réponse à nos besoins dans le domaine de la santé notamment. Leur prompte opérationnalisation reste l’un de nos défis majeurs puisqu’elle renvoie au récurrent phénomène des décisions prises et de leur inapplication qui devient une vraie menace à notre crédibilité collective.
Les positions communes de l’Afrique se sont raffermies sur les questions du climat, de la réforme de la gouvernance mondiale, du financement des missions africaines de maintien de la paix sur lesquelles un succès vient d’être obtenu au Conseil de Sécurité des Nations unies. C’est le moment pour exprimer mes remerciements à tous les membres du Conseil qui y ont contribué.
Je voudrais ici faire une mention spéciale au soutien enthousiaste, que mon cher Ami Antonio Gutteres, dans l’absence pour des raisons indépendantes de sa volonté crée un vrai vide sur cette tribune, pour avoir apporté tout au long de ces longues années de combat pour parvenir à ce résultat.
L’accession de l’UA au forum du G20 nous invite instamment à la réussir en apportant de façon efficace notre contribution irremplaçable à la solution des défis globaux tout en intensifiant notre plaidoyer en faveur des priorités continentales.
Excellences,
Mesdames, Messieurs,
Il y a, à l’évidence, un vaste champ ou nous avons semé et assez bien récolté. Il ne sert donc à rien de s’autoflageller. Il ne sert à rien non plus de fermer les yeux dans un autisme paralysant par le déni de nos insuffisances et de nos manquements.
La finalité de mon propos de ce jour, est d’assumer le risque d’explorer, quelques-unes des insuffisances et limites institutionnelles qui continuent de nous interpeler. La première insuffisance que la réforme institutionnelle de notre Union a laissée sans réponse porte sur les pouvoirs de la commission et de son président en particulier. Je me sens libre et sans gêne de le souligner, puisque je me trouve presque en fin de mandat et la solution de la question ne me concernera plus personnellement.
Bien que le Président de la Commission soit reconnu dans les textes comme le représentant légal et « Chief Officer » de l’Organisation, il est paradoxalement dépourvu de marge suffisante pour agir dans l’urgence sur les questions stratégiques.
Un autre phénomène mérite votre haute attention. La tendance effrénée de prise de décisions sans volonté politique réelle de les appliquer a pris une ampleur telle qu’elle est devenue dévastatrice de notre crédibilité individuelle et collective. A titre d’illustration, sur les trois dernières années 2021,2022 et 2023, 93% des décisions n’ont pas été mises en oeuvre.
Cette défiance presque systématique aux décisions de vos sommets est perceptible à l’échelle des États membres ainsi qu’à l’échelle des communautés économiques régionales. Il est devenu banal de voir ceux-ci outrepasser, voire allègrement violer les décisions des organes continentaux.
Devant elles, par exemple, les décisions récurrentes du CPS, ignorées et violées, sont devenues sans importance, sans impact. Sujette à toutes interprétations malencontreuses, la subsidiarité a été franchement galvaudée. Par un étrange glissement sémantique, la subsidiarité est passée pour de la substitution. Il en résulte un légitime questionnement sur la pertinence de la pratique sanctionnant nos réunions par des décisions. Faudrait-il se laisser emporter par la force de la routine, (business as usual,) ou courageusement se ressaisir ?
Il n’y a plus de recours qu’à vous, Excellences.
Nos regards sont vers vous fixement tournés.
Nos attentes aussi.
Une contrainte majeure n’a cessé de parasiter notre action générale, c’est celle que nous avons rencontrée dans l’opérationnalisation de notre partenariat international. L’Afrique doit, certes, compter sur ses propres forces intellectuelles, le génie de ses peuples et ses immenses potentialités, d’une richesse extrême. Elle ne peut cependant évoluer en vase clos, à un moment où la mondialisation est en plein rythme. L’Afrique ne peut se développer que dans une solide et féconde relation avec son environnement international.
Aussi, la question du partenariat, se pose-t-elle avec acuité. Une reflexion audacieuse et des décisions courageuses doivent être prises. Il y va de notre crédibilité et du bon positionnement international de notre organisation.
Une autre question porte sur la solidarité interafricaine. Aux temps de la libération nationale et de la lutte contre le régime exécrable de l’Apartheid, la solidarité africaine portée par le puissant sentiment du panafricanisme a été à son sommet. Elle nous a ligués dans un courant historique libérateur. Aujourd’hui, mon expérience durant mes deux mandats m’a permis, au quotidien, de constater un véritable affaissement du bel esprit de solidarité africaine et de panafricanisme, âme de notre renaissance. Je me pose et pose à vos Excellences la question de savoir comment renouer avec ce temps héroïque et glorieux ?
Comment devons-nous cesser d’observer le terrorisme ravager certains de nos pays sans rien faire ? Comment accepter d’observer des pays africains détruits, des régions entières englouties par les tremblements et les tsunamis sans rien faire de significatif ? Comment retrouver notre humanité africaine, socle de notre identité et de notre destin commun ?
Excellence Monsieur le Président,
Excellences messieurs les Chefs d’État et de Gouvernement,
Mesdames et Messieurs,
Nous sommes désormais fortement interpellés par l’urgence de positions claires sur cet ensemble de problématiques au coeur de l’émergence de notre organisation et de notre continent. Le resserrement de notre unité et l’intensification de nos combats requièrent un nouveau sursaut, une vraie renaissance du nationalisme et du panafricanisme.
Permettez-moi, a l’appui de mon plaidoyer, de puiser dans l’héritage de nos pères fondateurs.
Je me permets de citer à la faveur du thème de l’année sur l’éducation, un illustre enseignant, un éducateur de grand renom que nous nous apprêtons à honorer, ici même, à notre siège, par une statue à sa dimension historique.
Let us listen Mwalimu Julius Nyerere. I quote: « The role of African nationalism is different or should be different from the nationalism of the past, that the African National state is an instrument for the unification of Africa and not for dividing Africa; that African nationalism is meaningless, is dangerous, is anachronic, if it is not at the same time Pan-Africanist.
Que le bel esprit de Mwalimu continue de nous inspirer.
Je vous remercie.