Par Dr. Mohamed Dadjane Keita*
Á l’image du 3 Avril 1984 et du 23 Décembre 2008, le 5 Septembre 2021 restera à jamais gravée dans les annales de l’histoire politique de la jeune République de Guinée, car elle marqua le début d’une autre transition militaire qui mit fin au régime de la politique politicienne de l’ancien président, Alpha Condé, et annonça l’avènement au pouvoir du Comité National du Rassemblement et du Développement (CNRD) dirigée par le Président de la transition, Mamadi Doumbouya, et de ses soutiens réunis au sein du Conseil National de la Transition (CNT) et du gouvernement, et très tôt infiltré par des agents de l’administration publique connus pour leur zèle, et d’autres acteurs malveillants de la classe politique et de la société civile.
A l’occasion de ce changement politique majeur, plusieurs raisons furent évoquées par les nouvelles autorités pour justifier le coup de force notamment : le culte de la personnalité, l’instrumentalisation des institutions républicaines et de la justice, le piétinement des droits des citoyens, l’irrespect des principes démocratiques, la politisation à outrance de l’administration publique, la gabegie financière, la pauvreté et la corruption endémique.
Ainsi, dans l’euphorie du moment le tombeur d’Alpha Condé s’empressa de promettre des lendemains meilleurs a ses concitoyens, qui avaient soif de changement réel, de mettre fin aux maux et dysfonctionnements ci-dessus cités, rassembler les guinéens dans une transition inclusive et apaisée, mais surtout de faire de la justice la boussole d’orientation de la transition.
Toutefois, après plus de deux ans d’exercice solitaire du pouvoir, marquée par une gouvernance par tâtonnement et un manque criard de lisibilité et de visibilité dans la conduite de la transition, force est de constater que les promesses n’ont pas été tenues. Pire, les nouvelles autorités ont aggravé la crise héritée du régime d’Alpha Condé, liée entre autres à son projet funeste de s’offrir un 3eme mandat contre la volonté des guinéens, en commettant l’erreur de laisser la conduite de la transition entre les mains des extrémistes de tous bords, réussissant ainsi l’exploit d’écorner leur crédibilité et à se mettre à dos presque toutes les couches sociales du pays en si peu de temps.
Par ricochet, la transition se retrouve aujourd’hui bloquée et en très grande difficulté. Les frustrations et les mécontentements s’accentuent dans la cité sur fond de contestations et de manifestations. Et c’est dans ce contexte déjà difficile qu’est survenue dans la nuit du 17 au 18 Décembre 2023 l’explosion du dépôt d’hydrocarbures de Kaloum, ayant entrainé la mort d’une vingtaine de nos concitoyens, des centaines de blessés et des milliers de populations déplacées, et des dégâts matériels importants. Les investissements étrangers se font rares, les activités économiques sont au ralenti, entrainant ainsi une situation de vie de plus en plus difficile pour les populations.
Pour contenir la colère grandissante des citoyens, le CNRD et son gouvernement ont choisi de faire systématiquement recours à la force, l’intimidation et aux arrestations arbitraires en lieu et place du dialogue, de justice et de la recherche de consensus. Les nouvelles autorités semblent être décidées à maintenir ce dangereux et incertain cap malgré la résistance qui s’organise, notamment au sein de la classe politique, de la société civile et tout récemment du mouvement syndical.
L’heure est grave car personne ne sait où tout cela peut nous mener. C’est pourquoi j’exhorte les autorités aux plus hauts niveaux, notamment le Chef de l’État, le Président Mamadi Doumbouya, à l’occasion de cette nouvelle année 2024 censée clôturer cette transition au regard de l’accord obtenu avec la CEDEAO, à reprendre ses responsabilités afin de mettre fin à ce climat délétère et de tenir ses engagements et ses promesses.
La dissolution du gouvernent Gomou, qui avait montré toutes ses limites, et la nomination de Amadou Oury Bah communément appelé Bah Oury au poste de Premier Ministre, Chef du Gouvernement, sont certes un pas en avant pour repartir sur de nouvelles bases. Mon vœu et celui de la majorité des guinéens est que cette transition réussisse et qu’elle soit la dernière de l’histoire politique de notre pays. Rien n’est perdu car il y a encore du temps pour changer la donne. Toutefois, pour matérialiser ce fait et sortir par la grande porte, le Président Doumbouya doit avoir le courage de tirer les leçons du passé lointain et surtout récent du pays en se rendant compte que nous sommes, en tant que nation, à la croisée des chemins et que cette transition est une période cruciale nécessitant certes la prise de décisions difficiles mais surtout la recherche de solutions efficaces, qui rassemblent pour assurer de façon pérenne et durable la stabilité politique et la paix dont nous rêvons tous en Guinée.
En tant que citoyen soucieux de l’avenir de notre Guinée commune, je propose quelques pistes de solutions aux autorités de la transition et surtout au Président Doumbouya pour lui permettre de sortir par la grande porte et sortir le pays de l’impasse.
Encourager et favoriser le dialogue
Une de nos armes les plus redoutables est le dialogue, nous enseigne un proverbe africain. Cela passera nécessairement par la mise en place de mécanismes favorisant un véritable dialogue national inclusif réunissant toutes les composantes socio-politiques du pays. L’expérience acquise et les efforts fournis par le nouveau Premier Ministre (garant du dialogue social) en tant que Ministre en charge de la réconciliation nationale pendant les dernières années du régime du Président Conté dans la défense des droits de l’homme et de la réconciliation nationale, couplés à une bonne dose de volonté politique de la part des autorités et la bonne foi de tous les acteurs, ce dialogue permettra de trouver des solutions acceptées par tous afin d’en finir avec cette transition et poser enfin les bases d’un développement économique durable pour notre pays. Pour une fois, les guinéens dans leur ensemble, gouvernants et gouvernés, doivent accepter de mettre l’intérêt général au-dessus d’intérêts particuliers, qui n’ont jamais rien apporté au peuple. J’exhorte donc le Président Doumbouya à s’engager de façon durable et constante à soutenir et faciliter la tâche à son nouveau Premier Ministre, qui a besoin d’une grande marge de manœuvre pour mener à bien sa mission.
Respecter les principes démocratiques
Le respect des principes démocratiques fondamentaux tels que la liberté d’expression et d’opinion, la liberté de la presse et le respect des droits de l’homme tels que garantis par la charte de la transition constituent la sève nourricière d’un État crédible. De ce fait, il serait tout à l’honneur des autorités de la transition que les institutions démocratiques soient renforcées et indépendantes pour assurer une transition pacifique et transparente, qui doit se solder par l’organisation d’élections transparentes et inclusives acceptées par tous. Ce serait une grande erreur de favoriser ou d’imposer encore un président aux guinéens comme Alpha Condé l’a été en 2010 selon les aveux de beaucoup d’acteurs clés de la transition d’alors.
Aussi, Il faut faire des efforts pour mettre fin à la restriction de l’espace publique et médiatique (brouillage des fréquences radio, accès difficile à l’internet et aux réseaux sociaux) que nous constatons depuis quelques mois pour permettre l’accès équitable à l’information par les citoyens et le respect de la liberté de la presse et d’opinion. Il ne peut y avoir d’État démocratique en Guinée sans une presse libre et indépendante, qui constitue le quatrième pouvoir. Cette situation n’honore pas notre pays et en continuant sur ce chemin, le CNRD risque de mettre en faillite les plus grands médias privés du pays et d’envoyer au chômage des milliers d’hommes et de femmes, qui sans être parfaits, font de leur mieux pour informer les populations en dénonçant la mauvaise gouvernance et la corruption devenues rampantes dans notre pays. Si c’est le but recherché, ceux qui sont derrière cette machination doivent savoir raison garder. Qu’ils comprennent que l’un des rôles d’un gouvernement responsable est de créer des emplois, non pas de les supprimer et de façon délibérée pour réduire les gens au silence.
Renforcer l’État de droit
Selon les experts en démocratie et en gouvernance, l’État de droit repose sur trois piliers principaux :
• le respect de la hiérarchie des normes ;
• l’égalité des citoyens devant la loi ;
• la mise en place de la séparation effective des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.
Sur ce, l’opportunité est aujourd’hui donnée au CNRD de s’engager dans le renforcement de cet État de droit dans notre pays en garantissant surtout l’indépendance du système judiciaire et en luttant contre la corruption de façon systématique et équitable, et l’instrumentalisation de l’appareil judiciaire à des fins politiques pour éviter les frustrations et les accusations de chasse aux sorcières auxquelles beaucoup de guinéens accusent les autorités de la transition de se prêter. Des réformes juridiques approfondies doivent être mises en place pour assurer l’égalité devant la loi et la justice pour tous.
Encourager la participation citoyenne
La participation active de la société civile et des citoyens dans ce processus de transition est indispensable. Des mécanismes de participation et de consultation doivent être mis en place pour permettre aux citoyens de s’exprimer et de contribuer aux prises de décisions politiques, surtout dans l’élaboration et l’adoption de la nouvelle constitution. Encore une fois, ce serait une grave erreur de se targuer d’avoir organiser un débat d’orientation constitutionnelle et plusieurs autres y afférant pour finalement imposer aux guinéens une constitution rédigée en catimini et taillée sur mesure comme cela a été le cas pour la charte de la transition en vigueur. Il faut éviter de donner au prochain président des raisons ou prétextes de remettre en cause les institutions et les textes qui seront issus de cette transition.
Solliciter le soutien international
La communauté internationale est prête à soutenir le processus de transition. Il faut saisir cette opportunité en faisant la demande d’une sincère assistance technique, financière et diplomatique. Les organisations régionales et internationales peuvent aussi jouer un rôle de médiation et de facilitation dans le processus de transition et dans la validation des résultats qui sortiront des urnes au terme de la transition. Il faut les solliciter également et arrêter de se cacher derrière des idéologies nationalistes et souverainistes des années d’après indépendance. Toutefois, solliciter le soutien international ne veut pas dire se reposer uniquement sur ce dernier. La Guinée regorge d’intellectuels de grande qualité dans le domaine économique et de la fiscalité qui peuvent être consultés pour réfléchir sur les options qui s’offrent au pays pour participer de façon conséquente au financement des étapes prioritaires du chronogramme de la transition.
Renforcer le tissu social et promouvoir la réconciliation nationale
Beaucoup de guinéens s’accordent sur le fait que notre pays a un grand et urgent besoin de réconciliation nationale. Pour ce fait, des mesures idoines doivent être prises pour surmonter les divisions politiques et ethniques, favoriser la cohésion sociale et l’unité nationale. Cependant, aucune réconciliation nationale sérieuse ne sera possible sans une grande dose de vérité, justice et pardon.
En temps qu’actuel Chef de l’État, il est de la responsabilité du Président Doumbouya de faire ce qu’aucun autre président n’a eu le courage de faire en Guinée. Faire une adresse solennelle à la nation dans laquelle des excuses publiques, à son nom propre, au nom du gouvernement et de tous les régimes qui se sont succédé à la tête de notre pays y compris le CNRD, seront présentées à toutes les familles qui ont été victimes de violence d’État, d’impunité, et d’arbitraire. Des mesures doivent être prises pour permettre aux victimes de faire le deuil de leurs proches tués ou assassinés, d’être rétablies dans leurs droits et indemnisées même de façon symbolique.
Cela passera forcément par la redynamisation de l’actuelle commission de vérité, pardon et réconciliation avec pour objectif de permettre un échange franc entre les fils et filles du pays, afin d’encourager ceux qui ont commis des crimes et autres atrocités à demander pardon aux victimes, et prier par la même occasion les victimes d’accepter de pardonner. Nul doute que ces actions, couplées à une réelle volonté politique de rassemblement de toutes les composantes de la nation, poseraient les bases d’une unité nationale solide, sans laquelle aucun développement économique n’est possible.
Le Président Doumbouya, en tant que Chef de l’État et président de la transition, doit se mettre au-dessus de la mêlée, créer les conditions nécessaires pour aplanir les divergences avec la classe politique et les acteurs de la société civile, refuser de tomber dans le piège des extrémistes tapis dans l’ombre autour de lui, et respecter ses engagements envers le peuple martyr de Guinée. La réussite d’une transition politique dépend de sa durée et il faut œuvrer à ce qu’elle soit la plus courte possible en s’engageant vers un retour rapide à l’ordre constitutionnel.
Élaborer un plan de développement inclusif
L’objectif d’une transition n’est pas de développer un pays. Cependant, les autorités actuelles rendraient un grand service au pays, au prochain président et à son gouvernement si au sortir de cette transition, la Guinée arrivait à se doter d’un plan de développement inclusif qui met l’accent sur la réduction de la pauvreté, la création d’emplois et l’amélioration des conditions de vie des citoyens. Ce plan doit être élaboré de manière participative et répondre aux attentes et besoins de tous les segments de la population. Aussi, à la fin de cette transition, la Guinée doit être dotée d’institutions véritablement fortes et indépendantes portées vers une bonne gouvernance, uniquement au service du peuple et non d’un groupe d’individus.
J’ose espérer que les autorités de la transition, avec à leur tête le Président Doumbouya pour sauver son avenir politique, trouveront de l’inspiration dans ces pistes de solutions, qui peuvent contribuer de façon positive à donner un nouvel élan à la transition en cours, qui est actuellement en manque criard de stratégie en tout cas pour le bénéfice du peuple. Les gouvernants à tous les niveaux, les acteurs politiques et ceux de la société civile doivent s’engager de manière constructive et pacifique pour assurer une transition réussie et apaisée pour le renforcement de la démocratie et la stabilité en République de Guinée.
*A propos de Dr. Mohamed Dadjane Keita.
Dr. Mohamed Dadjane Keita est médecin de formation, auteur publié, avec une maitrise en santé publique et un MBA en gestion hospitalière et des structures et organismes opérationnels de santé. Il est diplômé de la London School of Hygiene and Tropical Medicine dans la gestion sanitaire en période de crise humanitaire. Avec plus de 10 ans d’expérience dans la gestion administrative et programmatique de projets de recherches scientifiques financés par les agences fédérales américaines comme la National Institutes of Health dans les institutions d’enseignement supérieur aux États-Unis et de projets à l’international notamment en Guinée et en Afrique de Sud. Dr. Keita est présentement le directeur des opérations administratives et de recherche à l’Université de Miami au compte du Centre pour le VIH et la recherche en santé mentale.