Par Abderrahmane MEBTOUL , Professeur des universités, expert international docteur d’Etat 1974 en sciences de gestion expert comptable de l’Institut supérieur de gestion de Lille France.
Il y a lieu d’éviter l’illusion monétaire car la monnaie est avant tout un rapport social, traduisant le rapport confiance Etat/citoyens, étant un signe permettant les échanges, ne créant pas de richesses. La richesse d’une Nation repose sur la bonne gouvernance et la valorisation du savoir. Dans cette chronique, je recense six raisons du processus inflationniste en Algérie.
La première raison est la faiblesse de la productivités interne et l’inflation importée. L’appréciation du dinar algérien autant que le pouvoir d’achat des citoyens est fonction de l’accroissement de la production et de la productivité des versements de salaires sans contreparties productives conduisant forcément à terme à une dérive sociale, la cotation du dinar étant corrélé à plus de 70% à la rente des hydrocarbures représentent avec les dérivées 97/98% des recettes en devises du pays .
L’Algérie est pour l’instant une économie extériorisée , plus de 85% des matières premières et équipements , le taux d’intégration ne dépassant pas 15% en 2023, ainsi qu’une grande fraction des produits finis dont l’alimentaire sont importées. Or l’inflation mondiale selon le FMI devrait régulièrement reculer, de 8,7 % en 2022 à 6,9 % en 2023, puis à 5,8 % en 2024, et 4,4% en 2025 du fait notamment de tensions géostratégiques dans le monde, notamment en Ukraine , des tensions en Mer rouge doublant voire triplant le coût du transport, de la hausse du prix de l’énergie affectant les biens importés.
La seconde raison est la dépréciation du dinar liée à l’inflation importée du fait de l’extériorisation de l’économie algérienne. Le cours officiel est passé (cours vente) en 1970 à 4,94 dinars 1 dollar, en 1980 à 5,03 dinars 1 dollar ; 2001 77, 26 dinars 1 dollar et 69,20 dinars un 1 euro- 2005, 73,36 dinars 1 dollar et 91,32 dinars 1 euro- 2010 74,31 dinars 1 dollar et 103,49 dinars 1 euro -2015 , 100,46 dinars 1 dollar et 111,44 dinars 1 euro- 2016 , 100,46 dinars 1 dollar et 111,44 dinars 1 euro -2017, 110,96 dinars 1 dollar et 125,31 dinars 1 euro – 2018, 116,62 dinars 1 dollar et 137,69 dinars 1 euro – 2019, 119,36 dinars 1 dollar et 133,71 dinars 1 euro – 2020, 128,31 dinars 1 dollar et 161,85 dinars 1 euro – 2021 , 134,03 dinars 1 dollar et 157,80 un euro- 2022, 140, 24 pour 1 dollar et 139,30, un dinar pour 1 euro (2023, du 21 au 25 septembre 2023 à 137,0471 dinars 1 dollar et 146,2567 – 3 avril 2024 ; 134, 5415 dinars un dollar et 144, 9012 dinars un euro.. Sur le marché parallèle, durant l’année 2011, il avait atteint une moyenne de 135 dinars 1 euro et le 8 octobre 2022, la cotation était de 209 dinars 1 euro. Le 03 avril 2024 , l’euro s’échangeait à 240 dinars à la vente, le dollar américain à 223 dinars à la vente, soit un écart entre l’officiel et le parallèle de plus de 50%, Une autre raison de la cotation du dinar sur le marché parallèle est la demande provient de simples citoyens qui voyagent : touristes, ceux qui se soignent à l’étranger et les hadjis du fait de la faiblesse de l’allocation devises dérisoire d’environ 100 euros. Cela est accentué par les pénuries amplifiant le commerce dit du «cabas ».
Par ailleurs ce sont les agences de voyages qui, à défaut de bénéficier du droit au change, recourent, elles aussi, aux devises du marché noir étant importateurs de services. Majoritairement, elles exportent des devises au lieu d’en importer comme le voudrait la logique touristique. Certaines grosses fortunes utilisent le marché parallèle de devises, puisque chaque Algérien et étranger a droit par voyage à 1000 euros non déclarés, certains utilisant leurs employés pour augmenter le montant, assistant certainement, du fait de la méfiance, à une importante fuite de capitaux ..
La troisième raison est le déficit budgétaire nécessitant pour l’Etat de rationnaliser la dépense publique : Pour la loi de Finance 2024, le budget de l’Etat prévoit des dépenses à 15.275,28 milliards DA en 2024 et des recettes de 9.105,3 milliards de DA, soit un le déficit budgétaire d’environ 46 milliards de dollars.
En effet, du fait de la baisse des recettes de Sonatrach par rapport à 2022, qui ont été de 60 milliards de dollars pour un cours moyen de 106 dollars le baril et 16 dollars le MBTU pour le gaz, avec une moyenne de 80 dollars pour l’année 2023 et 11/12 dollars le MBTU, les recettes de Sonatrach devraient se situer à environ 50 milliards de dollars et en incluant les exportations hors hydrocarbures d’environ 5 milliards de dollars contre 7 en 2022, nous aurons une recette totale d’exportation d’environ 55 milliards de dollars( 67% provenant des dérivées d’hydrocarbures- (source statistiques douanières) .
Selon le FMI, en référence à la loi de finances 2023, l’Algérie a besoin d’un baril de pétrole à près de 149,2 dollars pour assurer cet équilibre selon les données du rapport du FMI d’octobre 2022 contre 135 dollars pour l’exercice 2020/2021 et 100/109 pour l’exercice 2019/2020. La dépréciation du dinar officiel permet d’augmenter artificiellement la fiscalité des hydrocarbures (reconversion des exportations d’hydrocarbures en dinars) et la fiscalité ordinaire (via les importations tant en dollars qu’en euros convertis en dinar dévalué), cette dernière accentuant l’inflation des produits importés (équipements), matières premières, biens, montant accentué par la taxe douanière s’appliquant à la valeur du dinar, supportée, en fin de parcours, par le consommateur comme un impôt indirect, l’entreprise ne pouvant supporter ces mesures que si elle améliore sa productivité.
La quatrième raison est la dominance de la sphère informelle qui contrôle les circuits de distributions que l’on ne combat pas par des mesures administratives autoritaires mais au moyen de mécanismes de régulation transparents . La Banque d‘Algérie, dans sa note de conjoncture de février 2024, indique que la circulation fiduciaire hors banques représente 33,35% de la masse monétaire globale en Algérie, soit quelque 7395 milliards de dinars à fin septembre 2022, contre 6712 milliards de dinars à fin décembre 2021, au cours de 137 dinars un dollar, 53,98milliards de dollars, reflétant un état de sous-bancarisation où des entrepreneurs, gros commerçants, ménages et autres intermédiaires, préfèrent le cash pour moins de traçabilité et surtout pour mieux échapper au fisc alors que dans les pays développés les plus bancarisés, la part de la circulation fiduciaire ne dépasse guère les seuils de 4 à 5% de la masse monétaire globale.
Le marché informel dans le commerce dominant fait que bon nombre de produits non subventionnées ont tendance à s’aligner sur le cours du marché parallèle. La finance islamique n’a pu drainer fin 2023 que moins de 8% du montant global de la sphère informelle, donc un résultat mitigé, et qu’en sera t -il du bilan de l’ouverture partiel du capital de la BDL et du CPA, en n’oubliant jamais que tout agent économique, opérateur ou ménage , guidé par la seule logique du profit, n’existant pas de nationalisme et de sentiments dans la pratique des affaires ( voir étude sous la direction du professeur Abderrahmane Mebtoul- Institut Français des Relations internationales IFRI Paris « ,les enjeux stratégiques de la sphère informelle -2013-reproduite en synthèse réactualisée dans la revue Stratégie IMDEP du ministère de la défense nationale octobre 2019).
La cinquième raison liée à la précédente est la fraude fiscale et les surfacturations, les trafics aux frontières des marchandises subventionnées, qui se répercutent sur le prix final des biens et accroît le processus inflationniste. Les transferts légaux transitant par les banques au cours officiel du dinar à travers les importations par des surfacturations, une partie retourne en Algérie alimentant le marché parallèle de devises, ce qui permet d’atténuer la hausse du cours sur le marché parallèle. Car il y a eu une baisse des transferts avec les décès des retraités à l’étranger. Cette baisse de l’offre de devises a été contrebalancée par les fortunes acquises régulièrement ou irrégulièrement par la communauté algérienne localement et à l’étranger qui font transiter irrégulièrement ou régulièrement des devises en Algérie, montrant clairement que le marché parallèle de devises est bien plus important que certaines données de 5 milliards d’euros, où ces montants convertis en investissement en Algérie vers l’achat d’une valeur sûre, l’immobilier. Cela est lié à la corruption en devises sans compter les surfacturations des projets en dinars algériens, qui expliquent les surcoûts des projets avec des malfaçons surtout dans le BTPH. Les importations en biens et services, selon le FMI, ayant été entre 2000/2021 de plus de 1050 milliards de dollars pour des exportations en devises de 1100 milliards de dollars , le solde étant les réserves de change au 31/12/2021 et si on applique un taux de surfacturation de 10%, nous aurons des transferts illicites de capitaux souvent dans des paradis fiscaux, en complicités avec certains fournisseurs étrangers, de 100 milliards de dollars et pour 15% de 150 milliards de dollars. La directrice générale des Impôts a fait état, le 04 avril 2023 , de 6000 milliards de dinars d’impôts non recouvrés soit au cours de 137 dinars pour un dollar, 43,79 milliards de dollars.
Pour lutter contre la sphère informelle, le gouvernement a décidé récemment d’introduire la monnaie numérique où beaucoup de pays n’étant qu’au stade de l’expérimentation. Selon la Banque d’Algérie, la numérisation des paiements devrait s’orienter vers l’adoption d’une forme numérique de monnaie dont elle assurera l’émission, la gestion et le contrôle sous le nom de dinar numérique algérien. Mais l’on ne doit pas confondre la monnaie numérique avec les crypto-monnaies qui circulent sur Internet hors de toute institution bancaire, ne reposant pas sur un tiers de confiance, comme une banque centrale, n’ayant pas d’autorité centrale d’émission ni de régulation. Par ailleurs, l’opérationnalité des bureaux de change qui ne date pas d’aujourd’hui puisque les dispositions du règlement n°95-07 du 23 décembre 1995 relatif au contrôle des changes notamment ses articles 10 à 15, plus de 40 bureaux de change ont été agréés, aucun n’étant opérationnel, suppose une démarche progressive, la stabilité juridique et monétaire par la maîtrise du processus inflationniste, la refonte du système financier dont les banques publiques accaparent plus de 85% des crédits octroyés et que si l’écart entre l’officiel et le marché parallèle est entre 10/15% minimum, car dans la pratique des affaires, il n’y a pas de sentiments.
La sixième raison est la déthésaurisation. Pour se prémunir contre l’inflation, et donc la détérioration du dinar algérien accentue la déthésaurisation des ménages qui mettent face à la détérioration de leur pouvoir d’achat, des montants importants sur le marché, alimentant l’inflation, plaçant leur capital-argent dans l’immobilier, des biens durables à forte demande comme les pièces détachées, facilement stockables, l’achat d’or ou de devises fortes. L’anticipation d’une dévaluation rampante du dinar, accentue la méfiance en la monnaie a et aun effet négatif sur toutes les sphères économiques et sociales, dont le taux d’intérêt des banques qu’elles devraient relever de plusieurs points, s’ajustant aux taux d’inflation réel .
En conclusion, le cadre macroéconomique relativement stable en 2023 grâce aux recettes des hydrocarbures, les réserves de change estimées à fin 2023 à 73 milliards de dollars, 83 milliards de dollars en comptant les réserves d’or de 173 tonnes, et une dette extérieure inférieure à 1,6% du PIB est éphémère sans de profondes réformes structurelles. Mais cela dépasse l’économique, renvoyant au Politique du fait des profonds bouleversements de la géostratégie mondiale, des nouvelles mutations économiques et des ajustements sociaux internes qui seront douloureux à court terme, mais bénéfiques à moyen terme pour les générations futures. La population algérienne exige un sacrifice partagé. La structure des sociétés modernes s’est bâtie d’abord sur des valeurs et une morale qui a permis la création de richesses permanentes, comme nous l’ont enseigné les grands penseurs dont le grand sociologue Ibn Khaldoun qui, dans son cycle des civilisations, montre clairement que lorsque l’immoralité gangrène la Cité, c’est la décadence de toute la société.