Dans un contexte où les économies africaines font face à des défis sans précédent, allant de la gestion de la dette publique à l’adaptation au changement climatique, la Facilité africaine de soutien juridique (ALSF) se positionne comme un acteur de référence dans le renforcement de la souveraineté financière du continent. Au lendemain des assemblées annuelles de la Banque mondiale et du FMI, événements au cours desquels la Facilité a lancé son nouveau handbook, un guide sur la finance souveraine africaine, nous avons rencontré Nicole Kearse, responsable du secteur de la finance souveraine, et Maude Vallée , responsable des opérations à l’ALSF. Nous avons discuté de l’impact de leur travail, des innovations en matière de partenariats public-privé, et de l’importance de l’ouvrage. Les deux expertes partagent leurs perspectives sur les moyens par lesquels l’ALSF aide les États africains à surmonter les barrières financières et juridiques. Entretien croisé.
Pourriez-vous nous présenter brièvement le rôle et la mission de la Facilité en ce qui concerne la finance souveraine en Afrique ? Quels sont les défis prioritaires auxquels vous répondez ?
Nicole Kearse : La Facilité africaine de soutien juridique est une organisation internationale hébergée par la Banque africaine de développement. Notre objectif principal est de fournir aux pays africains un appui juridique dans les secteurs de l’énergie, des infrastructures sous forme de PPP, des ressources naturelles, des industries extractives et, bien entendu, de la finance publique. Plus spécifiquement dans le secteur de la finance publique, nous offrons des conseils juridiques et développons des activités de renforcement des capacités pour les gouvernements. Cela inclut, par exemple, les émissions d’eurobonds, les opérations de couverture connexes, la négociation de la documentation de prêts, les stratégies de gestion de la dette, la restructuration de la dette, l’engagement des créanciers, la gestion des fonds souverains, les stratégies de financement du climat et de la nature, la défense contre les réclamations intentées par les fonds vautours, ainsi que la gestion des passifs éventuels.
Maude Vallée : En général, l’objectif de notre travail est de proposer un accompagnement complet aux gouvernements africains afin de renforcer leurs capacités de gestion de la dette et aussi d’identifier et de promouvoir des options de financement durable.
Quel bilan pouvez-vous dresser aujourd’hui de vos actions sur le terrain ?
Nicole Kearse : L’ALSF a été créée en 2008 et a démarré ses activités en 2010. Depuis, elle a approuvé plus de 400 projets et a mis en œuvre de nombreux projets dans une cinquantaine de pays à travers le continent, tant en matière de services de conseil que de développement d’initiatives de renforcement des capacités. Nous avons obtenu des résultats notables dans plusieurs transactions importantes. Nous avons accompli beaucoup pour les gouvernements, notamment en matière de restructuration de la dette. À titre d’exemple, nous avons travaillé intensivement avec la Gambie il y a cinq ans, et avec la Somalie dans le cadre de l’initiative PPTE.
Nous avons également commencé à travailler avec le Soudan, mais comme vous le savez, il y a eu la crise il y a trois ans. Nous travaillons maintenant avec le Zimbabwe et la République centrafricaine sur les restructurations de dette. Comme mentionné précédemment, nous collaborons aussi avec les gouvernements qui gèrent des fonds souverains, que nous aidons pour lancer de nouveaux fonds souverains ou renouveler leur capacité d’investissement.
Cette semaine, vous avez lancé le handbook de l’ALSF sur la finance souveraine. Pourriez-vous nous expliquer comment ce manuel que vous avez publié va contribuer à renforcer les capacités des acteurs dans le domaine de la finance souveraine ?
Nicole Kearse : Nous sommes ravis d’avoir eu l’opportunité de lancer ce manuel lors des réunions de printemps la semaine dernière à Washington. Le manuel sera également présenté aux assemblées annuelles de la Banque africaine de développement à la fin du mois de mai, à Nairobi. Ce manuel est un guide pratique destiné à aider les gestionnaires de la dette dans leur travail quotidien et dans les processus de prise de décision. Il offre une vue d’ensemble des différents types de créanciers et des instruments disponibles sur le marché. Il met aussi en lumière le rôle des gestionnaires de la dette et décrit les principaux outils à leur disposition. Nous accordons une attention particulière aux domaines préoccupant les gouvernements africains, tels que les prêts garantis, la finance islamique et les passifs éventuels. Le manuel décrit également les mesures que les gestionnaires de la dette devraient prendre et les questions clés à se poser lorsqu’ils sont confrontés à une situation de surendettement. Le manuel est actuellement disponible uniquement en anglais, mais nous travaillons sur les versions françaises et portugaises. Nous partagerons ces versions avec les gouvernements.
Quels sont les principaux enseignements que l’on peut tirer de ce document que vous préparez à présenter ?
Maude Vallée : La première version date de 2019. Depuis, la pandémie de COVID-19 a considérablement modifié l’écosystème de la dette des États africains. Nous abordons la distinction entre les créanciers traditionnels, tels que ceux du Club de Paris, et les créanciers non traditionnels, qui comprennent des acteurs comme la Chine et l’Inde, qui ont pris beaucoup d’importance. Le manuel est également devenu plus pratique pour permettre aux gestionnaires de la dette de l’utiliser au quotidien, et non seulement en cas de crise. La version précédente était plus académique et plus orientée vers la gestion des crises, tandis que la nouvelle version se concentre sur l’application quotidienne et la prise en compte des nouvelles structures de restructuration, comme le cadre commun. Nous abordons également les évolutions des paysages des créanciers et les instruments financiers modernes, y compris le financement islamique qui a gagné en importance. En somme, la nouvelle édition du manuel est à la fois plus précise et plus adaptée aux réalités actuelles.
On parle beaucoup de financement souverain. Sauf que les PPP représentent un aspect tout aussi important dans la façon dont les Etats peuvent réaliser leurs objectifs aujourd’hui. Pourriez-vous nous expliquer en quoi consistent les partenariats public-privé et pourquoi ils sont si importants ou pertinents dans le contexte financier et économique actuel sur le continent africain ?
Maude Vallée : On dit souvent qu’il n’existe pas une définition unique des partenariats public-privé (PPP), mais certaines caractéristiques communes se retrouvent dans toutes les définitions, qu’elles proviennent des banques de développement ou de différentes organisations. Ceci nous permet de définir clairement un partenariat public-privé comme un contrat de longue durée, souvent envisagé pour environ 25 ans, entre une entité publique et une entité privée pour le développement ou la gestion d’une infrastructure publique ou d’un service public.
Dans ce type de contrat, la partie privée assume d’importants risques tout au long de la durée du contrat et sa rémunération dépend largement de la performance de l’infrastructure ou du service. Il existe souvent une confusion entre privatisation et PPP. La privatisation implique la cession définitive d’un bien public au secteur privé, ainsi que le transfert de la responsabilité de fournir le service à l’utilisateur final. En revanche, dans un PPP, le secteur public conserve un rôle actif et continu en tant que partenaire dans la relation à long terme avec la partie privée. Ce rôle continu peut inclure le droit à la continuité du service public, l’accès non discriminatoire au service, le droit de résilier unilatéralement le contrat pour motif d’intérêt général, ou encore le droit d’utiliser les équipements et le personnel en place pour assurer la continuité du service public en cas de défaillance du partenaire privé. En contrepartie, le partenaire privé doit être compensé pour ces actions prises par la partie publique.
Pourquoi les PPP sont-ils importants pour l’Afrique ?
Maude Vallée : Dans la plupart des régions du monde, les infrastructures nécessitent des financements importants et les budgets des États ne suffisent pas toujours à couvrir ces besoins. Surtout dans le contexte actuel, où les États font face à un risque accru d’endettement. C’est pourquoi les PPP sont privilégiés par de nombreux gouvernements comme mode de réalisation et de gestion des projets. Ils permettent de mobiliser des financements privés pour de grands projets, ce qui réduit la pression sur les budgets publics et permet aux gouvernements de consacrer leurs ressources à d’autres priorités. De plus, les PPP offrent d’autres avantages, comme le partage des risques et l’accès à l’expertise technique et managériale du secteur privé, favorisant ainsi l’efficacité et l’innovation dans la réalisation des projets.
Comment les investisseurs internationaux perçoivent-ils les PPP en Afrique et quels sont les facteurs qui peuvent influencer leur décision de s’engager dans de tels partenariats avec les gouvernements africains ?
Maude Vallée : Les investisseurs internationaux perçoivent les PPP en Afrique comme des opportunités d’affaires permettant de générer des rendements élevés. Cependant, ils doivent surmonter leurs appréhensions initiales dues à une perception souvent exagérée des risques en Afrique. Les investisseurs doivent distinguer le risque perçu du risque réel et ne pas se laisser décourager par une image négative des affaires en Afrique. Ils sont particulièrement attentifs aux risques politiques, réglementaires et opérationnels. La transparence, la stabilité juridique et la rentabilité sont également des facteurs déterminants dans leur décision de participer à des PPP en Afrique.
Selon vous, quelles sont les principales lacunes ou difficultés auxquelles les gouvernements africains ou les investisseurs privés peuvent se voir confrontés lorsqu’ils envisagent de mettre en œuvre des partenariats PPP sur le continent ?
Maude Vallée : Effectivement, il existe plusieurs difficultés. La principale est que les investisseurs et les gouvernements ne parlent pas toujours le même langage. Les investisseurs recherchent des garanties souveraines et un retour sur investissement, tandis que les gouvernements cherchent à fournir des infrastructures de services publics accessibles à tous à des tarifs abordables. Plutôt que de parler de lacunes, je préférerais parler de défis. À l’ALSF, nous avons identifié plusieurs défis que rencontrent les gouvernements africains pour mettre en œuvre avec succès leurs projets PPP. Ceux-ci incluent des cadres juridiques et réglementaires insuffisamment développés, une faible capacité institutionnelle, des difficultés de coopération entre les entités gouvernementales, un manque d’expertise technique et juridique, ainsi que des risques liés à la corruption et à l’instabilité politique. Les investisseurs privés, quant à eux, sont confrontés à des défis tels que la viabilité financière des projets et la certitude du retour sur investissement.
Concernant les cadres juridiques et institutionnels, l’ALSF a élaboré des profils pays disponibles sur notre site internet pour évaluer les progrès dans le développement des cadres juridiques et institutionnels applicables aux PPP. Nous avons également réalisé une analyse comparative de ces cadres en Afrique. Cette analyse, récemment publiée sur notre site, est destinée aux gouvernements africains qui adoptent ou envisagent d’adopter les PPP comme méthode de fourniture d’infrastructures et de services publics. Elle offre un outil pour concevoir ou évaluer la pertinence des cadres juridiques existants et permet aux institutions financières internationales et aux investisseurs de mieux comprendre le fonctionnement des cadres juridiques lorsqu’ils envisagent d’investir dans un projet PPP.
Selon vous, quels sont les principaux domaines où les PPP peuvent jouer un rôle crucial dans le développement économique de l’Afrique, et comment peuvent-ils contribuer à résoudre certains défis persistants dans la région ?
Maude Vallée : Les PPP peuvent vraiment jouer un rôle crucial dans plusieurs secteurs clés tels que les infrastructures de transport, l’énergie, la santé et l’éducation. Ils contribuent à combler les déficits infrastructurels, stimulent la croissance économique et améliorent la qualité de vie des populations en fournissant des services essentiels. Ces projets sont particulièrement importants dans le contexte actuel de changement climatique et de transition énergétique, où il est crucial de trouver des solutions innovantes et durables pour préserver l’environnement tout en assurant le développement économique et le bien-être des populations.
Y a-t-il des projets PPP qui vous semblent exemplaires, des meilleures pratiques que vous pourriez citer en exemple ?
Maude Vallée : Je vais en mentionner quelques-uns, bien qu’il y en ait d’autres. Le premier est le parc éolien de Taïba N’Diaye au Sénégal, qui était à l’époque le plus grand parc éolien d’Afrique de l’Ouest. Ce projet a été particulièrement intéressant car les communautés locales ont été étroitement associées dès le départ. L’ALSF a aidé le gouvernement sénégalais à structurer ce projet. Un autre exemple est celui de la première centrale solaire flottante en eau salée aux Seychelles, un projet extrêmement innovant que l’ALSF a également aidé à structurer. En plus de ces projets énergétiques, nous avons également soutenu la Somalie dans le développement et la gestion de leur aéroport et de leur port. Ces initiatives montrent comment nous intervenons dans divers secteurs en Afrique.
Au vu de ces expériences, quels conseils donneriez-vous au gouvernement, aux investisseurs et à toutes les parties intéressées par les PPP en Afrique pour garantir le succès et la durabilité des projets mis en place ?
Maude Vallée : Il n’y a pas de recette miracle pour garantir le succès et la durabilité des PPP, ni pour augmenter le nombre de PPP réussis sur le continent. Ce qui distingue souvent les projets réussis des autres, c’est la capacité des gouvernements à surmonter les défis que j’ai mentionnés précédemment. Parmi les conseils que je pourrais donner, le premier pour les gouvernements serait de prioriser le développement d’une réserve de projets bancables pour attirer les investisseurs. Il est crucial que les projets choisis pour les PPP soient financièrement viables. Les gouvernements doivent également clarifier les rôles et responsabilités des entités gouvernementales impliquées et démontrer leur volonté et leur capacité à rester engagés tout au long de la durée du projet, qui peut souvent atteindre 25 ans.
Ce partenariat doit être une priorité stratégique avec un engagement clair et transparent de toutes les agences concernées. Les cadres réglementaires doivent être robustes pour assurer la transparence et la bonne gouvernance. Un autre point crucial, souvent négligé, est la capacité des gouvernements africains à financer les études de faisabilité et à investir les ressources nécessaires pour structurer les projets de manière attractive pour le secteur privé. Ils devraient solliciter le soutien des institutions de développement multilatérales pour identifier les secteurs et projets les mieux adaptés aux PPP et pour accéder aux ressources nécessaires à la préparation des infrastructures.
Quant aux investisseurs, ils doivent apporter des solutions innovantes et faire preuve d’une gestion efficace pour garantir le développement réussi des projets. Il est important que les compétences de gestion et de structuration soient transférées au gouvernement de manière transparente et en temps opportun, tout en favorisant le développement local. Par exemple, nous travaillons sur un projet de station d’épuration où les coûts des conseillers juridiques, techniques et financiers sont inclus dans les coûts de développement du projet, et ce n’est pas à l’État de payer ces frais. Les investisseurs devraient également s’appuyer sur les compétences locales pour la structuration des projets et valoriser les partenariats entre entreprises locales et internationales. Enfin, il est essentiel de ne pas négliger la consultation des communautés locales. Cela a été un aspect crucial pour la réussite du projet éolien de Taïba N’Diaye au Sénégal et est fondamental pour la durabilité de tous les projets. Ces projets durent des années, voire des décennies, donc l’approbation et le soutien des communautés locales sont essentiels.
Hormis les gouvernements et les investisseurs eux-mêmes, d’autres acteurs interviennent sur le terrain, notamment les banques que vous avez citées. Quelle doit être aujourd’hui leur responsabilité dans la mise en place de ces projets ?
Maude Vallée : Il est important de distinguer les différents types de banques impliquées. Les banques de développement, comme la Banque mondiale et la Banque africaine de développement, apportent un financement et suivent certains standards de développement, en gardant à l’esprit les objectifs de développement durable. Elles ont une approche qui peut sembler commerciale, mais qui reste axée sur le développement. Il est essentiel de les associer le plus tôt possible au projet. Ensuite, trop souvent, les projets semblent bien structurés jusqu’à ce qu’ils soient présentés aux créanciers commerciaux, qui peuvent alors demander une révision complète de la documentation juridique si quelque chose ne leur convient pas. Associer les prêteurs dès que possible permet de s’assurer qu’il n’y aura pas de complications à long terme.
Quels sont les partenariats stratégiques que votre organisation a établis pour renforcer la finance souveraine en Afrique et quels résultats avez-vous obtenus ?
Nicole Kearse : Dans le secteur de la finance publique, nous avons de nombreux partenaires. Nous avons déjà mentionné la Banque africaine de développement, mais nous collaborons également avec des institutions comme la Fondation Gates, le MEFMI (Institut de gestion macroéconomique et financière d’Afrique orientale et australe), et le WAIFEM (Institut ouest-africain de gestion financière et économique), entre autres. Avec ces partenariats, nous développons des outils et des produits de connaissance, comme le handbook, ainsi que de nombreux guides sur des sujets tels que les échanges de dettes pour la nature et le climat, le développement durable, la politique et la gestion des finances publiques, la gouvernance, la transparence, et la gestion des dettes non traditionnelles. Nous avons également lancé l’ALSF Académie, une plateforme en ligne offrant des cours et une certification sur trois niveaux : débutant, intermédiaire et avancé, sur des sujets incluant la dette souveraine.
Nous organisons aussi des formations régionales. L’année dernière, par exemple, nous avons organisé une formation sur la négociation des prêts, et actuellement, nous préparons une formation sur les échanges de dette pour la nature et le climat.
À qui s’adressent principalement ces formations que vous organisez ?
Nicole Kearse : Nos formations ciblent généralement les gestionnaires de la dette, qui sont en charge de la rédaction et de la négociation des documents. Cependant, occasionnellement, nous proposons aussi des formations destinées aux ministres, bien que cela soit moins fréquent. Par exemple, il y a cinq ans, juste avant la pandémie, nous avons organisé une formation pour les ministres sur la négociation de prêts à Abidjan. Et nous prévoyons une formation sur les échanges de dette qui aura également lieu à Abidjan dans trois ou quatre mois, ce qui promet d’être très intéressant. Plus globalement, nos activités de renforcement des capacités nous permettent d’élargir notre portée. Nous offrons des formations à des responsables gouvernementaux et intervenons actuellement dans plus de 40 pays africains. Les retours que nous recevons de ces formations montrent une amélioration notable des compétences en finance publique des participants. Ces formations sont donc extrêmement utiles et importantes, tant pour les gestionnaires de la dette que pour les gouvernements avec lesquels nous collaborons.
Maude Vallée : Pour conclure, je voudrais encourager les gouvernements à ne pas hésiter à solliciter la Facilité africaine de soutien juridique pour leurs transactions complexes, notamment dans les secteurs des infrastructures en partenariat public-privé et de la finance souveraine. Nous sommes également très actifs dans les domaines de l’énergie, des industries extractives et des ressources naturelles. Nous sommes disponibles et prêts à collaborer avec eux.