Par Pr Amath NDIAYE *, FASEG-UCAD
Contrairement aux croyances populistes, l’Afrique francophone en général et les pays la zone Franc ne sont plus une chasse gardée de la France. Ainsi, en 2023, la France n’est plus que le 8ème fournisseur del’Afrique, avec seulement 3,2% des parts de marché. Par comparaison, la Chine, rien que sur les 3 premiers trimestres de 2023 détenait 17,3% des parts de marché africains.
Au niveau de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), composée du Bénin, du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire, de la Guinée Bissau, du Mali, du Niger, du Sénégal et du Togo- pays qui ont en commun l’usage du Franc CFA – la France, en 2022, n’a acheté que 4,1% de leurs exportations contre 20,8% pour la Suisse, 6,9% pour l’Inde et 3,3% pour la Chine.
S’agissant des importations, la Chine, avec 15,6% des achats, est devenue, depuis 2016, le premier fournisseur des pays de l’Union ; la France n’en vend que pour 9,7%.
Le déclin de la présence économique française en Afrique a son corollaire au niveau financier, comme nous allons le montrer dans les lignes qui suivent.
Après la Banque Nationale de Paris (BNP) qui s’est retirée du capital de la Banque Internationale pour le Commerce et l’Industrie du Sénégal (BICIS) au profit SUNU (Assurance-Finance, un groupe africain, voilà que la Société Générale du Sénégal (ex SGBS) vient de lancer, en ce mois de mai 2024, son processus de désengagement du Sénégal. Ce désengagement montre que les banques françaises subissent de plus en plus la concurrence leurs homologues africains. En effet, le paysage bancaire en Zone franc n’a cessé d’être remanié avec l’apparition de nouvelles banques africaines, même si la période s’étalant depuis les indépendances survenues en 1960 jusqu’aux années 1985-1990 a été marquée par la forte domination des banques françaises telles que la Banque internationale pour l’Afrique de l’Ouest (BIAO), la BNP, le Crédit lyonnais et la Société générale.
Des banques étatiques ou de développement étaient également présentes sur le marché. Cependant, la grave crise de solvabilité et de liquidité survenue à la fin des années 80 et au début des années 90 qui a impacté le système bancaire de la Zone franc, a conduit les autorités de tutelle à imposer un suivi de normes réglementaires plus contraignant pour les établissements de crédit dans le cadre de leurs activités. Ainsi, les Commissions bancaires de l’UEMOA et de la CEMAC respectivement rattachées à la BCEAO et la BEAC furent créées à des fins de supervision bancaire et de stabilité financière. Il en est progressivement ressorti un renforcement des dispositifs de contrôle des banques et, plus généralement, une prise de conscience davantage marquée vis-à-vis du risque. Ainsi, les ratios prudentiels exigés par Bâle 3 et la concurrence de plus en plus rude des banques africaines finirent par casser l’hégémonie que les groupes bancaires français détenaient en Afrique.
L’émergence des banques africaines
Ces années post-crise (1997-98) ont vu l’avènement d’un nouveau type de banques africaines qui deviendront dans les années 2000 les fameuses banques panafricaines. Ces banques apparues dans les années 80 ont progressivement étendu leur réseau régional aux pays limitrophes ou voisins.
Ainsi, la BOA créée au Mali en 1982 s’est implantée au Bénin en 1990, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire et au Niger en 1994, au Sénégal en 2001… Le groupe Ecobank créé en 1985 au Togo, qui dispose de la couverture géographique la plus étendue en Afrique en étant présent dans 35 pays, a également progressivement développé son réseau sur les 30 dernières années. Ce groupe panafricain est le plus important en Zone franc avec 10% de parts de marché en 2022.
Les banques panafricaines subsahariennes ont ainsi développé leurs activités au détriment des établissements de crédit français mais en subissant une forte concurrence des banques marocaines. En effet, l’acquisition d’une partie du réseau des banques françaises et la prise de participation du groupe BOA ont permis aux groupes à capitaux marocains de détenir des positions très importantes en Zone franc voire de supplanter les banques d’origine subsaharienne en UEMOA.
Comme il nous est donné de le constater sur le graphique 1 ci-dessous, les banques africaines- subsahariennes et marocaines- ont représenté en 2022, environ 70,6% du marché bancaire de l’UMOA. La France, ex puissance coloniale qui avait 99% du marché jusqu’au début des années 1970, ne se retrouve plus qu’avec seulement 11,6%.
Rang | principaux groupe (part de marché minimum de 2%) | pays d’origine de la maison-mère | Nombre de filiales/succursales | Part de marché | Guichets | GAB | Compte bancaires | Effectifs | Part du résultat net global provisoire |
1 | Ecobank | Togo | 8 | 10,0% | 7,2% | 14,5% | 13,7% | 7,3% | 14,0% |
2 | Société Générale | France | 5 | 9,1% | 5,4% | 9,0% | 7,0% | 7,2% | 11,5% |
3 | CBI | Burkina | 8 | 8,7% | 5,2% | 4,1% | 3,6% | 4,3% | 11,4% |
4 | BOA | Maroc | 7 | 7,4% | 9,7% | 8,2% | 13,4% | 8,3% | 10,2% |
5 | ABI | Maroc | 9 | 6,8% | 7,5% | 7,1% | 8,3% | 6,4% | 5,5% |
6 | Attijariwafabank | Maroc | 9 | 6,0% | 10,1% | 7,5% | 6,4% | 8,0% | 8,9% |
7 | Oragroup | Togo | 8 | 6,0% | 4,3% | 6,3% | 3,4% | 4,6% | 3,9% |
8 | NSIA | Cote d’Ivoire | 4 | 5,2% | 4,6% | 4,4% | 3,8% | 4,7% | 4,3% |
9 | UBA | Nigeria | 5 | 3,6% | 2,4% | 2,9% | 8,3% | 2,8% | 4,3% |
10 | BDM | Mali | 6 | 3,5% | 7,2% | 3,7% | 1,7% | 2,4% | 3,9% |
11 | BSIC | Libye | 7 | 2,7% | 4,4% | 3,5% | 1,7% | 3,4% | 1,5% |
12 | BNP Paribas | France | 2 | 2,5% | 2,5% | 4,2% | 1,9% | 2,9% | 2,1% |
13 | BGFIBANK | Gabon | 3 | 2,3% | 0,6% | 1,1% | 0,2% | 1,0% | 2,0% |
TOTAL | 81 | 73,8% | 71,1% | 76,5% | 73,4% | 63,3% | 83,5% |
Graphique 1 : Part de marché des groupes bancaires par zone géographique d’origine en 2022
Source : secrétariat général de la commission bancaire de l’UEMOA.
Tableau 1 : principaux groupes bancaires exerçant dans l’UMOA (2022)
Source : secrétariat général de la commission bancaire de l’UEMOA.
Les banques françaises ont aussi cédé le terrain au Sénégal
L’émergence des banques africaines s’est traduite aussi au Sénégal par un déclin irréversible des parts de marché des banques françaises qui ne représentent plus en 2022 que 10,98% du marché, avec la Société Générale Sénégal (SGS ex SGBS). L’activité bancaire reste dominée par les banques africaines.
Tableau 2 : TOP 10 des plus grandes banque au Sénégal – 2022
Rang | Banque | Total Bilan en milliards CFA | Part de marché en % |
1 | SG Sénégal | 1341 | 10,93 |
2 | CBAO | 1333 | 10,86 |
3 | Ecobank Sénégal | 964 | 7,86 |
4 | Orabank Sénégal | 832 | 6,78 |
5 | Banque Islamique Sénégal | 739 | 6,02 |
6 | Bank of Africa Sénégal | 703 | 5,73 |
7 | BICIS (actuel SUNU) | 664 | 5,41 |
8 | BHS | 585 | 4,77 |
9 | Coris Bank Sénégal | 577 | 4,70 |
10 | NSIA Banque Sénégal | 511 | 4,16 |
Source : commission bancaire de l’UMOA.
La BICIS, filiale de la banque française BNP-PARIBAS, a été reprise récemment en 2023 par le groupe SUNU, un groupe africain. La SGS l’unique banque française qui reste encore au Sénégal a annoncé en cette année 2024 son départ et est entrain de chercher un repreneur. Rappelons que le capital de la SGS est reparti entre la Société Générale (63,31 %), le Privé Sénégalais (35,13 %), et la SGBCI de Côte d’Ivoire (1,56 %). A terme, au Sénégal, la SGS pourrait quitter le pays en cédant ses parts aux actionnaires privés sénégalais.
Aujourd’hui le marché bancaire de l’UEMOA est dominé à près de 80% par des banques africaines. Si, comme le pensent certains, les pays de l’UEMOA n’ont pas de souveraineté monétaire à cause du franc CFA, si la France détient le pouvoir qu’on lui prête dans la régulation de notre système monétaire et financier, comment se fait-il que les banques françaises soient presque toutes évincées du marché financier de l’UEMOA ?
REFERENCES :
1. Lettre d’information économique N° 245 11 avril 2024 Direction générale du Trésor France).
2. Samuel Diop : Techniques Financières et Développement 2015/4)
3. Rapport sur le commerce extérieur de l’UEMOA 2022 BCEAO).
À propos de l’auteur
Prof. Amath Ndiaye est un éminent économiste sénégalais, titulaire d’un Doctorat d’État en Sciences Économiques de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (2001) et d’un Doctorat de 3e cycle en Économie du Développement de l’Université de Grenoble, France (1987). Depuis 1987, il enseigne à la Faculté des Sciences Économiques et de Gestion de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Expert reconnu, il a collaboré avec des institutions prestigieuses telles que la Banque Africaine de Développement, la Banque Mondiale, et le FMI, se spécialisant notamment dans les domaines des taux de change, de la croissance économique, et du développement institutionnel. Il a également contribué à la mise en place de la Banque Centrale Africaine sous l’égide de l’Union Africaine. Prof. Ndiaye est l’auteur de nombreuses publications influentes, notamment sur les régimes de change et la croissance économique en Afrique de l’Ouest. Trilingue, il maîtrise le wolof, le français et l’anglais.
Un commentaire
Intéressant article. Par contre, je ne sais pas de quelle banque centrale africaine vous mentionnez dans l’article ?