« Dans un concept de faiblesse de l’architecture financière internationale, nous devons d’abord mobiliser l’épargne interne et renforcer nos institutions «
Président de la Banque Africaine de Développement (BAD) pendant dix ans, entre 2005 et 2015, Donald Kaberuka était l’un des économistes majeurs intervenant lors des assemblées générales d’Afreximbank (12-15 juin 2024 à Nassau) aux côtés de Jeffrey Sachs. Pour cet économiste plutôt “souverainiste”, l’Afrique devrait continuer la bataille pour réformer l’architecture financière mondiale, mais en même temps construire un marché des capitaux et approfondir des reformes de la deuxième génération.
Notre époque est caractérisée par des crises répétitives. Quelle politique économique mettre en place de la part des États Africains?
Le monde en effet subit des crises fréquentes et multiformes et depuis quelques années même synchronisées. Nous devons nous en adapter parce qu’ il y en aura d’autres dans l’avenir. Prendre en compte ces paramètres est capital dans toute politique économique. Notez aussi que dans le passé, l’économie mondiale a aussi enregistré des chocs profonds. Prenez le cas de la crise sur le dollar en 1972, le choc pétrolier entre 1973 et 1979, la crise financière asiatique en 1997…À la sortie de la deuxième guerre mondiale, les USA étaient la seule nation disposant d’excédents. Cet argent sera recyclé à travers le plan Marshall. Au début des années 70, avec la guerre du Vietnam et d’autres facteurs, les excédents américains sont passés au déficit et le président Richard Nixon a décidé de découpler le dollar avec l’or. Le dollar a été effectivement dévalué. En 1973, suite au choc pétrolier, le baril de pétrole passe de 2 à 32 dollars soit une augmentation massive de 16 fois dans une période courte. C’est à partir de là que l’Amérique Latine et l’Afrique sont rentrées dans la crise de la croissance négative et la dette. À l’inverse, le Moyen-Orient a commencé à accumuler les pétrodollars. C’était cela la première crise d’envergure. Pour le continent africain, on a suivi deux décennies dite perdues, des crises économiques, la pandémie du Sida, les guerres civiles dans plusieurs régions Angola, Liberia et Sierra Leone, entre autres. On a connu d’autres crises par la suite: la crise des subprimes, le printemps arabe et la pandémie de Covid-19. Bref, l’Afrique a connu plusieurs crises et en connaitra encore. Par conséquent on devrait en tirer les leçons pour être résilient.
Comment alors faire face à ces crises?
Dans un concept de faiblesse de l’architecture financière internationale, nous devons d’abord mobiliser l’épargne interne et renforcer nos institutions internes. Je parle de l’Union Africaine, des institutions rattachées, des institutions financières africaines et des organes régionaux. C’est ainsi qu’on pourra constituer un matelas politique et financier nous permettant de faire face aux chocs. Souvenez-vous de ce que les pays de l’Asie du Sud Est ont fait après la crise financière Asiatique en 1997. L’initiative “Chiang Mai”, un mécanisme de mutualisation des capacités financières. Mais tout cela exige que l’Union Africaine soit renforcée, y compris au niveau de son autonomie financière. Des propositions étant faites dans ce sens, un mécanisme avait même été adopté mais en ce moment appliqué seulement par 18 pays et 5 sont en cours de mise en œuvre. Il faut en finir avec cette dépendance. Ce n’est pas des propositions techniques qui manquent. C’est une question de volonté politique. Si nous voulons renforcer notre indépendance, il va falloir résoudre cette question.
En ce moment, la contribution de l’ensemble des États africains dans le budget de l’Union n’excède pas 200 millions de dollars USD. Le mécanisme proposé a déjà fait ses preuves au niveau des anciennes structures de l’Union Européenne. Notons aussi que la même approche avait déjà été appliquée au sein de la CEDEAO. Et l’hypothèse est que cette formule allait renforcer la zone de libre échange continental. Le Président Rwandais Paul Kagame, qui était chargé par ses pairs de la réforme de l’UA, a beaucoup œuvré dans ce sens et vient de passer le témoin à son homologue William Ruto du Kenya. Le renforcement de l’UA et la réforme des institutions internationales sont capitaux. Nous l’avons vu durant la crise de la Covid 19 où, malgré les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), certains pays du Nord ont mis l’embargo sur les exportations de vaccins et de médicaments. Les pays riches ont sur-stocké des vaccins. J’étais dans le groupe des Envoyés Spéciaux mis en place par le Président Cyril Ramaphosa alors Président en exercice de l’Union Africaine. Même quand les moyens y’ étaient, il était pratiquement impossible de trouver des vaccins. D’où la nécessité de reduire, pas d’éliminer, des risques dans les chaines de valeurs internationales , y compris pharmaceutiques, alimentaires, voire énergétiques.
Des nécessités qui orienteront sans doute la ZLECAF?
Je le souhaite et je l’espère. Nous devons aller au-delà d’une simple réduction ou élimination de tarifs. Le plus important sont les questions non-tarifaires, la libre circulation des personnes et le droit d’établissement. Prenez l’exemple de l’accord de Yamoussoukro sur la cinquième liberté dans l’aviation, les systèmes de paiements et la coordination des politiques.
Justement, sur la mobilité, on a relevé beaucoup de réticences au niveau des pays?
Pour relativiser, il ya quelque progrès – mais c’est encore lent. Je vous rappelle qu’au niveau des pays européens, ce ne sont pas tous qui ont adopté le visa Schengen. Il faudrait peut être qu’on avance à pas diffèrents pour ceux qui sont déjà prêts d’adhérer à ces mécanismes d’intégration. Au Rwanda, les africains peuvent rentrer librement depuis dix ans et il n’y a aucun problème à cela. Les ressortissants du continent peuvent s’installer et travailler. Certains États africains ont une attitude frileuse sur la question évoquant des risques des migrations massives. Là aussi, il s’agit d’une question de volonté politique et pas d’un problème réel même si, c’est vrai, que 80% des migrants africains sont intra-africains.
Finalement, quels sont les leviers à actionner pour concrétiser la ZLECAF?
À mon avis, il y a trois éléments techniques et juridiques en cours. A titre d’exemple, la définition des règles d’origine, la mise en place des mécanismes de résolution des contentieux, l’anti dumping, etc. Ces éléments permettent de clarifier le cadre légal et de rassurer certains Etats qui craignent que la ZLECAF ne soit le prétexte par d’autres pour leur envoyer des produits importés d’ailleurs. En général, trois raisons ont freiné l’intégration: le calcul de type somme zéro politique et économique, la peur non justifiée des hégémonies supposées des grands pays voisins et, pour des grand pays, la concurrence déloyale ;mais tout cela est pris en compte dans les textes régissant la Zlecaf.
Pour en revenir au renforcement des institutions financières africaines, faut-il appeler à des capitaux étrangers comme c’est le cas avec la BAD oú les membres non régionaux détiennent 40% du capital ?
Commençons par nos propres moyens et mutualisons nos efforts. Ensuite, faisons appel aux capitaux extérieurs là où cela est possible. A ma connaissance, depuis l’entrée des pays non régionaux dans le capital de la BAD dans les années 80, cela se passe plutôt bien. Le Président Babacar Ndiaye et son prédécesseur avaient jugé bon de faire intégrer des pays à forte notation financière pour supporter la notation triple A de la banque. Un processus qui permettait à l’institution de solliciter le marché des capitaux à des taux abordables. Ceci a été réalisé tout en préservant le caractère africain de la Banque. A titre d’exemple, son Président, qui doit toujours être africain, sa zone d’intervention, son siège, et aussi le double majorité pour certaines décisions. Le moment est venu, encore une fois, de renforcer les moyens financières des institutions panafricaines: la BAD, Afreximbank, TDB, BOAD, la BDEAC, la DBSA, Africa 50 Infra, Africa-Re etc et de définir un cadre de collaboration entre eux.
Est-ce que le fait d’allouer les DTS aux institutions régionales plutôt qu’aux États n’apporte pas une partie de la solution, en renforçant les fonds propres de ces institutions ?
J’étais présent à la réunion du G-20 de Londres où l’on a abordé la question des DTS. Une décision a était alors prise de passer de 25 à 250 milliards de dollars de DTS en 2008. Mais à l’époque, l’Afrique n’en a pas vraiment bénéficié à cause de sa faible part dans le quota du capital du FMI. L’idée aujourd’hui qui a poursuivi son chemin, c’est la réallocation des DTS par un mécanisme évidement non contraignant mais qui permettrait aux pays africains qui en ont besoin d’en avoir accès. Cela a pris du temps mais une récente décision du FMI va dans ce sens et est à saluer , permettant ainsi d’augmenter l’assiette des institutions financières africaines. Mais il ne faudrait pas que cela soit un double comptage par rapport à l’aide publique au développent, les DTS étant à dissocier de l’aide publique au développement (APD).
L’Afrique compte 800 millions de personnes n’ayant pas accès à l’électricité. Comment concilier cet impératif d’accès à l’énergie et de transition énergétique ?
La transition doit être juste. L’accès à l’énergie est un impératif. Hélas, les dysfonctionnements de la finance climat sont criants avec, par exemple, un marché du carbone qui ne marche pas et des engagements des pays développés de consacrer 100 milliards de dollars par an à l’Afrique qui ne sont jamais matérialisés .
Au final et en tenant compte de ces différents paramètres, est ce que la dette africaine est soutenable ? Ne devrait-on pas craindre un retour aux années 80?
Il faut distinguer les choses suivantes: la crise des années 80 n’était pas causée par un endettement excessif de l’Afrique mais par son appauvrissement. À l’époque, il s’agissait essentiellement de la dette multilatérale et non des Eurobonds. Comme je l’ai dit plus haut à partir du choc pétrolier des années 70, l’Afrique s’est appauvrie en termes de croissance réelle par tête d’habitant. C’est pourquoi à la fin, il a fallu effacer la dette multilatérale. Cette fois, la problématique est différente, la nature de la composition de la dette a changé, son accroissement a été assez rapide et l’assiette fiscale rétrécie à cause des crises. Au début des années 2000, les taux d’intérêt étaient trop bas et la signature Africaine avait regagné de la crédibilité grâce au boom des matières premières. Aujourd’hui, il y a eu beaucoup d’émissions des eurobonds. Je signale au passage que, contrairement à ce qui s’affirme souvent, la Chine ne détient que 20% de la dette africaine, le reste étant contrôlé par des privés et les Agences multilatérales. C’est vrai aussi que dans le processus, il faut éviter des “mismatches” entre les taux de change, maturités des dettes et la durée des projets. Pour se développer, et faire face à sa démographie galopante, l’Afrique a besoin des crédits longs, de l’ordre de 30 ans et au taux compétitif. Certains pays voient l’encours de leurs dettes augmenter très rapidement á cause de la dépréciation de leurs monnaies et la détérioration des agrégats macroéconomiques. Le plus important dans l’analyse n’est pas le ratio de la dette sur PIB mais plutôt le ratio dette sur budget ou sur les recettes d’exportation. Actuellement, beaucoup des pays africains consacrent 40% de leurs budgets au remboursement de la dette. Pour cela, certains pays sont trop endettés. Pour beaucoup d’autres, c’est plutôt les chocs externes et les recettes fiscales qui sont faibles. Cela dit, tout le monde n’est pas d’accord sur le calcul actuel de la soutenabilité. Cela doit évoluer. En dépit de ces modes de calculs trop conservateurs, il n’y a qu’une dizaine de pays africains en risque de surendettement ou déjà en quasi crises et restructuration pénible, incertain, long et difficile.
Les taux d’intérêts des emprunts africains comportent une prime de risque élevée. Qu’en pense le banquier ?
Il y a effectivement une certaine prime de risque non justifiée. Il y a deux catégories de risques pris en compte dans la détermination des taux. Il y a des risques connus politique, très élevés dans les pays en conflit (Soudan) ou en tension, le risque de change, risque de défaut de paiement, etc. Dans l’un comme dans l’autre, il y a des instruments pour évaluer. Mais il y a aussi des risques de dette “subjective”. Les agences de notation ne font pas d’efforts pour comprendre l’Afrique avec des analyses un peu superflues. Lors de la crise financière de 2008, beaucoup d’agences de notation avaient conclu que l’Afrique sera le continent le plus touché. Il n’en sera rien. Par contre, les erreurs commises par les grandes banques internationales ont entrainé des règles contraignantes de ratios (Bâle 2, Bâle 3) et de compliance qui compliquent le financement de l’économie en Afrique. Ces règles sont à l’origine du départ des banques occidentales de l’Afrique. Il est temps que les agences de notation évoluent et mettent plus de rigueur dans leurs analyses africaines souvent trop subjectives et même approximatives .
Vous avez pendant dix ans été à la BAD, quelle est la réalisation dont vous êtes le plus fier ?
Cela fait un peu moins de dix ans que j’ai quitté la BAD. J’ai depuis passé à autre chose. En plus par nature, je n’aime pas parler de moi même ou de mes réalisations. J’étais avec des équipes et des collaborateurs. C’est à l’histoire de juger de nos actes. Il y a des choses que j’ai bien faite, il y a des choses que je n’ai pas pu faire. C’est aux analystes et observateurs – ce n’est pas à moi de m’attribuer des notes.
Quel est votre plus grand regret. Le projet que vous n’avez pas pu mener à terme faute de temps ?
Peut être que le mot regret n’est pas ce qu’il faut. Dans ce métier, il y a plutôt des opportunités ratées ; je pense à titre d’exemple, celles des crises répétées dans certaines régions, où il faut toujours repartir à zéro – regarder le cas du Soudan aujourd’hui. Un autre exemple serait de projets où on a le financement mais qui sont retardés par manque de volonté politique. Par exemple, le pont sur le fleuve Gambie avec un financement constitué entièrement de dons mais qui a pris des années. Idem pour le pont de Rosso entre le Sénégal et la Mauritanie ou encore le pont Kazungula sur le Zambèze. L’on présume souvent que c’est le financement qui est le problème ce qui n’est pas toujours le cas. Mais à titre stratégique et globale, dans le monde d’aujourd’hui avec ses tendances lourdes, la géopolitique, les chocs externes, le vrai défi pour tout acteur au développement en Afrique c’est comment bâtir une vraie stabilité, résilience et en finir avec ces cycles de dettes et de l’aide extérieure.