Homme d’affaires et investisseur français, Arnaud Dassier dirige aujourd’hui Avisa Partners. Actif en Ukraine, où il multiplie les investissements, et en Afrique, où il mène des missions de conseils auprès d’acteurs politiques de haut-niveau, il dresse un tableau prospectif des relations entre l’Afrique et l’Ukraine et nous confie sa perception de la politique actuelle de la France en Afrique.
Depuis plusieurs mois, les relations entre l’Ukraine et certains pays africains ont été marquées par des crises majeures et une implication militaire ukrainienne avérée au nord du Mali. Loin de l’atmosphère actuelle, vous avez une vision toute différente des potentialités diplomatiques entre les pays africains et l’Ukraine. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Arnaud Dassier: L’Ukraine et l’Afrique ont beaucoup de complémentarités, de synergies et d’intérêts communs à faire fructifier. J’en citerai deux évidents.
D’abord, l’agriculture ukrainienne se développe rapidement et a vocation à exporter ses productions vers l’Afrique et le Moyen-Orient, d’autant plus que l’Union européenne risque de limiter fortement les importations ukrainiennes pour ne pas déstabiliser ses propres agriculteurs. Avec ses terres fertiles, mais sous exploitées, l’Ukraine est l’un des deux greniers européens (avec la France !) et pourrait devenir le grenier de l’Afrique, et plus généralement du monde.
Les filières agricoles ukrainiennes ont d’ailleurs fait preuve d’une étonnante résilience malgré la guerre avec plus de 7 millions de tonnes de matières agricoles exportées chaque mois en 2024, soit des niveaux similaires à la période pré-conflit. Et ce, alors même qu’une partie des régions de l’est actuellement sous occupation sont des grandes zones de production de blé tendre, d’orge et de tournesol.
Ensuite, l’Ukraine est en train de reconstituer son industrie militaire à marche forcée. Dès la guerre terminée, et même peut-être avant, elle sera en mesure de proposer aux pays africains des armes correspondant parfaitement à leurs besoins : modernes, testées sur le terrain, à faible coût, légères, simples à maintenir, adaptées aux affrontements d’infanteries… Les armes sophistiquées et coûteuses des entreprises occidentales ne sont pas adaptées au contexte africain, quand elles n’ont pas carrément démontré leur manque de pertinence ou leur obsolescence tactique et stratégique sur le front ukrainien… De plus, l’Ukraine est un partenaire neutre et « inoffensif » qui ne risque pas de mettre les pays africains en situation de dépendance stratégique et géopolitique.
Kiev a mené plusieurs actions politiques fortes à destination des pays africains, comme l’initiative « Grain from Ukraine », lancée en automne 2022. Pensez-vous qu’elles seront suffisantes pour garantir un resserrement futur des liens entre le continent et l’Ukraine ?
Ces relations ont vocation à se développer dans le futur, après la paix. Sous l’impulsion de Dmytro Kuleba (ministre des Affaires étrangères de 2020 à 2024), les Ukrainiens ont pris conscience de la nécessité de resserrer leurs liens avec le « Global South » et l’Afrique en particulier. Précisons aussi que d’autres initiatives se déploient, en marge du programme « Grain from Ukraine ». Citons par exemple la mission de paix africaine de 2023, marquée par le voyage diplomatique de sept dirigeants africains en Ukraine et en Russie, dans un but d’intermédiation.
Mais aussi l’ouverture de nouvelles ambassades, comme à Abidjan ou en Mauritanie, ou encore l’émergence de pistes de réflexion pour des partenariats économiques approfondis. L’ambassadeur d’Ukraine au Sénégal, M. Yurii Pyvovarov, a ainsi récemment évoqué les secteurs technologiques, pharmaceutiques et évidemment l’agro-industrie. Je pense que ces orientations stratégiques se poursuivront dans l’avenir, car la rivalité avec la Russie se poursuivra, même si la guerre s’arrête. Les dirigeants ukrainiens ont compris tout le potentiel économique et diplomatique de l’Afrique.
La Russie mène de puissantes campagnes d’influence en Afrique, parfois qualifiées de désinformation par certains pays occidentaux. Y voyez-vous là la source du désamour des populations africaines envers la France et, plus généralement, l’Occident ?
Je crois que l’on sous-estime gravement l’impact de ces campagnes d’influence et de manipulation de l’information. Elles sont particulièrement efficaces dans le contexte inflammable de l’Afrique. Je prendrai l’exemple récent du Sénégal. Les observateurs de la vie politique sénégalaise attribuent une grande responsabilité à ces campagnes dans la polarisation et le basculement surprenant de l’opinion en faveur des radicaux dans cette démocratie autrefois modérée qui préférait les profils sérieux aux démagogues.
Quand on regarde les enquêtes d’opinion dans les pays du Sahel, la France enregistre 80 % de mauvaises opinions, quand la Chine ou la Russie n’enregistrent que 50 %. Cela n’a aucun sens rationnel. J’y vois le travail de sape de la Russie, qui est d’autant plus efficace qu’il ne rencontre quasiment aucune réaction française. Mais, évidemment, ces campagnes ne sont que le catalyseur d’une tendance de fond traversant les sociétés africaines qui sont à la recherche de boucs émissaires. La position singulière de la France en fait la candidate idéale.
Mais je suis convaincu d’une chose : la défiance des sociétés africaines envers la France n’est pas une fatalité, notamment si l’on engage un changement radical dans la politique africaine de la France.
Quels pourront être les changements dans la politique africaine de la France pour sortir de la défiance et retrouver une relation de confiance saine ?
La France doit devenir un partenaire normal de l’Afrique. Un partenaire privilégié, compte tenu de la proximité linguistique, historique et culturelle, mais normal. Et ce dans les deux sens, en mettant un terme à la relation paternaliste d’assistanat. Cette collaboration ne doit pas être seulement sécuritaire, mais se déployer davantage sur les enjeux économiques et culturels. Enfin, il faut privilégier le développement des relations d’affaires plutôt que l’aide au développement, dont la France n’a de toute manière plus les moyens.
Vous avez l’oreille d’acteurs politiques de haut niveau sur le continent africain, auprès desquels vous exercez des missions de conseil. Quelles leçons et inspirations tirez-vous de ces échanges pour soutenir les relations entre la France et l’Afrique ?
Les décideurs africains aiment la France, mais ils trouvent les Français arrogants et rigides. Je pense notamment aux médias et aux décideurs politiques et économiques, qui ne veulent pas faire l’effort de prendre en compte et s’adapter aux spécificités africaines.
Le fonctionnement bureaucratique qui caractérise malheureusement trop souvent le comportement des Français, y compris dans un secteur privé trop dépendant de l’État, n’est pas adapté à l’Afrique. Les critères ESG éloignent les entreprises des pays à risque. De ce fait, la France perd des positions économiques et stratégiques en Afrique, comme ailleurs. C’est dommage, car la France et l’Afrique ont tout pour s’entendre.