La théorie néo-classique identifie une seule source de croissance : l’accumulation de capital physique par tête. Elle n’ignore évidemment pas les autres sources, mais elle ne les intègre pas explicitement dans ses modèles, considérant que la variable exogène appelée « progrès technique » capte tous ces effets. A l’inverse, les modèles de croissance endogène sont caractérisés par une grande diversité des sources de productivité : investissement en capital physique, en capital public, en capital humain ; apprentissage par la pratique ; division du travail ; inclusion financière ; recherche etinnovation technologique. On peut y ajouter, par extension, la qualité des institutions. Comment l’Afrique doit-elle tirer des leçons des modèles de croissance endogène ?
Quelques repères théoriques essentiels
Grâce aux contributions de penseurs éminents tels que Robert Lucas (1988), Paul Romer (1990), et Robert Barro (1995), ces théories ont contribué à une meilleure compréhension de la dynamique de l’économie. Elles mettent l’accent sur les facteurs qui sont endogènes au processus économique, tels que l’investissement dans le capital humain, l’innovation technologique, l’acquisition de connaissances, l’inclusion finncièe et, par extension, les facteurs institutionnels.
Ces modèles se distinguent du schéma traditionnel dû à Robert Solow par le fait qu’ils endogénéisent la croissance de la productivité, en considérant des rendements croissants et des externalités positives. Plusieurs familles des modèles proposées se différencient par l’étude d’un un facteur particulier qui est source de la croissance : capital physique (avec effets d’apprentissage ou complémentarités), technologie (Recherche et Développement), capital humain, infrastructures et services publics. Dans tous ces modèles, l’équilibre est sous-optimal, légitimant de ce fait certaines formes d’intervention publique.
Le capital physique
L’investissement privé en capital physique est une source de productivité commune à l’ancienne et à la nouvelle théorie de la croissance, mais la théorie de la croissance endogène le traite différemment. En effet, selon elle, pour qu’il y ait croissance auto-entretenue, il faut au moins une constance du rendement marginal du capital.
Le modèle fondateur de la croissance endogène (Romer, 1986) repose sur des externalités entre firmes : l’investissement de chacune a non seulement pour effet d’accroître sa production, mais aussi d’accroître la productivité des autres firmes du fait de l’existence d’externalités technologiques. La technologie se diffuse et profite à toutes les unités de production.
L’investissement est une source d’apprentissage par la pratique, et ce savoir ne peut pas bénéficier exclusivement à la firme qui le réalise : il se diffuse inévitablement aux autres firmes. Ainsi l’investissement cause la croissance directement et par ses effets sur le progrès technique. Parmi les formes d’apprentissage, citons : l’amélioration des équipements en place, les travaux d’ingénierie (agencement de technologies existantes), l’augmentation de la compétence des travailleurs.
Le capital humain
Le concept de « capital humain » émerge véritablement en 1961, développé par l’économiste américain Theodore Schultz qui l’exprime en ces termes : « Alors qu’il apparaît évident que les individus acquièrent des savoir-faire et des savoirs utiles, il n’est pas si évident que ces savoir-faire et savoirs constituent une forme de capital [et] que ce capital soit pour une part substantielle le produit d’un investissement délibéré. »
À partir de 1965, l’économiste Gary Becker (Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en 1992) approfondit le concept et le vulgarise, obtenant en 1992 le prix Nobel d’économie pour son développement de la théorie du capital humain.
Gary Stanley Becker a été l’un des premiers économistes à élargir le champ de l’analyse économique (et surtout microéconomique) à des comportements sociaux. En effet, Il occupe une place singulière puisqu’il contribuera à ouvrir la science économique à des champs de recherche habituellement rattachés à la sociologie : l’éducation et la formation, la discrimination raciale, les décisions familiales, la criminologie et les comportements déviants ou encore les mécanismes de pression politique.
Le capital humain désigne le stock de connaissances valorisables économiquement et incorporées dans les individus. Ce sont non seulement les qualifications techniques et professionnelles, mais aussi (et dans le cas de pays en voie de développement surtout) l’état de santé, la nutrition, l’hygiène. Le capital humain est donc facteur essentiel de productivité et de croissance économique. Il n’y a là rien de nouveau et les théories antérieures le soulignaient déjà. Au début des années 2000, le capital humain est défini comme un ensemble « de connaissances, de qualifications, de compétences et de caractéristiques individuelles qui facilitent la création de bien-être personnel, social et économique. »
Une main qualifiée est ainsi devenue un facteur déterminant pour attirer les investissements directs étrangers (IDE).
Le capital public
Le capital public est constitué de l’ensemble des infrastructures possédées par les collectivités publiques : routes, transports, télécommunications, etc. On peut y adjoindre d’autres biens et services fournis par les collectivités publiques tels que la sécurité des biens et des personnes.
Pour aborder cette question, le mieux est de se référer au modèle de Robert J. Barro de 1990, qui donne une idée assez intuitive sur la question. En effet, Barro considère l’impact des dépenses publiques sur la croissance. Il part du principe relativement simple que des dépenses visant à créer des infrastructures telles qu’une autoroute, une ligne de chemin de fer ou encore un réseau de télécommunications rendent plus efficace l’activité productive des entreprises privées. Ainsi, la relation entre la croissance et les infrastructures publiques a été mise en évidence par Barro (1990). Il soutient que la contribution du gouvernement à la production est déterminée par son flux de dépenses productives (d’infrastructures) qui peuvent ainsi empêcher la diminution des rendements du capital du secteur privé. Les infrastructures, en augmentant indirectement la productivité des investissements privés, contribuent à augmenter le taux de croissance de l’économie.
Les Institutions comme gage de performances économiques
L’analyse économique a commencé à reconnaître l’importance des institutions à partir des recherches menées par O. Williamson (1989), D. North (1990), Knack et Keefer en 1995, ainsi que par Hall et Jones en 1999, et a été davantage approfondie par les travaux d’Acemoglu, Johnson et Robinson ( 2001).
D. North définit les institutions comme « les règles du jeu dans une société, ou, plus précisément, les contraintes conçues par les hommes qui structurent l’interaction humaine. Par conséquent, elles structurent les incitations dans les échanges humains, qu’ils soient politiques, sociaux ou économiques » (North 1990). Elles sont aussi bien formelles (constitutions, lois, droits de propriété) qu’informelles (sanction, tabous, coutumes, traditions, codes de conduite) (North 1991). Cette définition intègre deux dimensions essentielles : celle de la production des institutions, et celle de leur mise en œuvre (« enforcement ») selon diverses modalités.
Il en résulte un programme nouveau pour la recherche en sciences sociales : il s’agit d’expliquer les « performances économiques », terme recouvrant à la fois les changements, la croissance, la stagnation ou le déclin des économies ; ce qui suppose entre autres d’expliquer le processus d’évolution des institutions qui favorisent ou entravent ces performances.
La dynamique institutionnelle que D. North identifie repose sur une organisation qui se voit attribuer une centralité qui va au-delà d’un simple rôle redistributif : l’Etat. En effet, l’Etat joue un rôle essentiel dans la mise en œuvre des institutions (« enforcement »), mais aussi dans leur élaboration.
Edward Glaeser et al. (2004) démontrent, à travers des données empiriques, que les institutions n’ont qu’un impact secondaire sur la performance économique. Pour eux, ce qui prime réellement, c’est le capital humain et social. En fait, la combinaison de ces deux types de capital donne naissance à des compétences qui sont non seulement productives, mais également essentielles pour la stabilité et le bon fonctionnement des institutions d’une société. Ils soutiennent que le capital humain influe positivement sur les institutions politiques, ce qui, à leurs tours, contribuent à promouvoir la croissance économique.
Finn Kydland et Edward Prescot t(1977), conjointement lauréats du prix Nobel en 2004, ont mis en lumière l’importance de la crédibilité des institutions et la notion d’incohérence temporelle. Selon eux, l’incertitude juridique, politique et institutionnelle est de nature à freiner l’investissement et les efforts d’innovation car, en rendant le long terme imprévisible, l’incertitude favorise les stratégies de court terme plutôt que de long terme. De leurs travaux ont notamment résulté des politiques basées sur des règles (par exemple des banques centrales indépendantes centrées sur le contrôle de l’inflation) de façon à assurer la stabilité de l’environnement politique et institutionnel.
Daron Acemoglu et James A. Robinson (2013) ont mis en lumière le rôle des institutions dans la dynamique de croissance. Ils différencient notamment les institutions « extractives » et « inclusives ».
Les institutions « extractives », qui prévalent dans la majorité des pays du monde, surtout dans les pays en développement, se caractérisent par une concentration du pouvoir entre les mains d’une petite élite qui se préoccupe principalement de maintenir leur ascendance économique et politique. En conséquence de quoi, l’innovation est freinée, les gains de productivité sont faibles et la croissance ne peut pas être dynamique durablement.
Les institutions « inclusives », caractéristiques des démocraties occidentales, favorisent les gains de productivité. En effet, grâce à la stabilité des institutions et le respect du droit de propriété, les agents économiques sont incités à innover et investir.
Selon Acemoglu et Robinson, le cadre juridique et politique est un élément central de la croissance à long terme. Par exemple, selon eux, l’URSS s’est effondrée car sa structure économique et politique, typiquement « extractive » ne permettait pas des gains de productivité durables.
Leçons pour l’Afrique
Avec 170 millions d’élèves supplémentaires d’ici 2030, le continent doit construire 9 millions de salles de classe et recruter 11 millions d’enseignants, tout en se concentrant sur l’amélioration des résultats d’apprentissage et des compétences pour un marché en mutation. (Banque Mondiale 2024).
L’Afrique est également la seule région du monde où le nombre d’adolescents non scolarisés a augmenté ces dernières années, en partie à cause de l’accroissement démographique rapide.
Face à ces défis, Il est essentiel d’achever l’d’éducation de base universelle et relever les les niveaux d’apprentissage dans la région car ils sont très faibles. En effet dans beaucoup de pays africains les élèves de l’école primaire ne savent pas lire couramment. Le niveau des acquis scolaires est faible : Maurice 52%, Kenya 25%, Zimbabwe 12% et Zambie 5% pour ne citer que ceux-là.
L’inadéquation des qualifications et des compétences aux besoins des entreprises pose un grand obstacle à l’employabilité des jeunes sur le continent. Pour une formation répondant aux besoins du monde professionnel en Afrique, de nombreux experts soutiennent qu`il est nécessaire d’accorder une plus grande importance à la formation professionnelle au détriment de l`enseignement général. Cette solution ne manque pas de pertinence car elle a permis à des pays comme la Chine de trouver leur voix en la matière.
Au niveau de santé, il faut accroitre les infrastructures sanitaires et le personnel médical. Le nombre insuffisant de personnels de santé qualifiés et performants ne permet pas de répondre aux besoins de services de santé nationaux. Cette situation freine l’amélioration de la santé des populations et la croissance économique.
D’autres freins à la croissance économique du continent sont l’instabilité politique, les conflits, la corruption et la mal gouvernance. C’est pourquoi, la stratégie du groupe de la Banque Africaine de Développement (BAD 2022-2026), pour remédier à la fragilité et renforcer la résilience en Afrique, identifie trois domaines prioritaires imbriqués et qui se renforcent mutuellement, à savoir :
• Renforcer les capacités institutionnelles — La Banque va intensifier ses efforts visant à asseoir des institutions nationales et régionales efficaces, en mettant particulièrement l’accent sur les fonctions essentielles de gouvernance économique et financière.
• Construire des sociétés résilientes — La Banque investira dans les infrastructures et les services publics, pour contribuer à créer des économies et des sociétés plus résilientes.
• Catalyser les investissements privés — La Banque continuera d’investir dans l’instauration de conditions propices à l’investissement privé et à la création d’emplois, en soutenant l’amélioration de l’environnement des affaires.
Selon le rapport (Busines ready, Banque Mondiale 2024) : «alors que la démographie, l’endettement et les conflits pèsent sur la croissance économique, on ne pourra progresser qu’en mobilisant toute l’ingéniosité de l’entreprise privée. Et pour cela, il faut un climat des affaires qui permet aux entreprises de générer de la prospérité au profit de leurs actionnaires, des consommateurs et des travailleurs tout en prenant soin de la planète».
A côté d’un environnement des affaires favorable, l’impact positif des infrastructures sur la croissance économique et le développement social équitable est bien établi par les chercheurs de différentes disciplines des sciences sociales.
Les infrastructures ont une incidence directe sur la productivité et le rendement dans le cadre de la formation du produit intérieur brut (PIB). Elles participent aussi à la fonction de production des autres secteurs. En effet, les infrastructures suffisantes et de bonne qualité facilitent les transactions et abaissent les coûts de production explicites et implicites. À tire d’exemple, une énergie de mauvaise qualité peut handicaper une entreprise en lui imposant des coûts supplémentaires qui se traduisent par des travailleurs peu productifs, des pertes de production ou des équipements endommagés. Par contre, des réseaux de transport modernes peuvent accroître la compétitivité du secteur manufacturier en acheminant, rapidement et à bas prix, les matières premières vers les producteurs et les produits manufacturiers vers les consommateurs.
Il est donc impératif que l’Afrique développe des infrastructures suffisantes et de haute qualité pour atteindre les objectifs de développement durable établis par l’Organisation des Nations Unies (ONU). C’est pourquoi, elles figurent dans l’Agenda 2063 de l’Union Africaine (UA) et les cinq priorités, le « Top 5 », de la Banque africaine de développement (BAD).
CONCLUSION
Plus que de croissance endogène, l’Afrique a besoin d’un développement endogène qui rompt avec sa trop forte dépendance vis-à-vis du Reste du Monde ; un développement qui s’appuie sur une dynamique d’intégration économique et monétaire du continent.
Pour y parvenir, comme le souligne la (BAD 2024) : « l’Afrique doit se concentrer sur des investissements stratégiques dans des domaines clés des objectifs de développement durable tels que l’éducation, l’énergie, les technologies et l’innovation favorisant la productivité, et les infrastructures de transport productives. Le déficit de financement pour ces investissements est important, estimé à environ 402 milliards USD par an jusqu’en 2030, et nécessitera d’accroître la mobilisation des ressources intérieures et d’encourager les investissements du secteur privé. Cependant, étant donné l’ampleur des ressources, il est crucial d’augmenter les flux financiers externes comme sources de financement complémentaires ».
Les Etats africains pris individuellement ont des ressources très limitées pour sortir rapidement le continent de la pauvreté, il urge, dans une perspective d’intégration économique, qu’ilsmutualisent leurs moyens.
A propos de Pr Amath Ndiaye
Prof. Amath Ndiaye est un éminent économiste sénégalais, titulaire d’un Doctorat d’État en Sciences Économiques de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (2001) et d’un Doctorat de 3e cycle en Économie du Développement de l’Université de Grenoble, France (1987). Depuis 1987, il enseigne à la Faculté des Sciences Économiques et de Gestion de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Expert reconnu, il a collaboré avec des institutions prestigieuses telles que la Banque Africaine de Développement, la Banque Mondiale, et le FMI, se spécialisant notamment dans les domaines des taux de change, de la croissance économique, et du développement institutionnel. Il était expert-membre du comité de pilotage de la Commission de l’Union Africaine pour la Création de la Banque Centrale Africaine.. Prof. Ndiaye est l’auteur de nombreuses publications influentes, notamment sur les régimes de change et la croissance économique en Afrique de l’Ouest. Trilingue, il maîtrise le wolof, le français et l’anglais.