Par Docteur Cheikh Oumar Diagne, Géoéconomiste-écosophe
Docteur en économie, ministre-conseiller, Directeur des moyens généraux de la Présidence du Sénégal, Cheikh Oumar Diagne analyse dans cette contribution la matrice monétaire à travers le temps et l’espace et pousse la réflexion sur le fait monétaire au delà de la sphère marchande où le « totalitarisme » capitaliste voudrait le confiner.
Dimension | Politico -éonomique | Sociale | Religieuse |
Rapport | Marchand | Non Marchand | Mixte |
Approche | Fonctionnelle | Conceptuelle | Hybride |
Nature | Dette | Crédit | Neutre |
Expression/manifestation monétaire
Cette contribution donne une présentation de la manifestation monétaire depuis son apparition dans les premières sociétés intelligentes il y a près de vingt-trois mille ans. Elle est prise en charge à travers quatre réalités et trois déclinaisons de chacune, conduisant à près d’une centaine d’expression minimale de cette dernière et autant de manifestations en extrapolant d’autres facteurs secondaires pouvant affiner la lecture matricielle de la monnaie dans le temps et dans l’espace. De cette lecture, il ressort automatiquement des agencements entre les quatre réalités exprimant une cohérence entre les états de la monnaie s’inspirant des états de la matière ; nous allons les dénommer expression monétaire cohérente. Nous verrons que la dimension et la nature organisent la matière monétaire : sa réalité existentielle ; tandis que le rapport et l’approche en constituent l’âme en décrivant l’essence de cette dernière. Il devient dès lors possible, sous le prisme de cette réalité fondamentale, de situer toutes les monnaies en questionnant leur harmonie interne, à savoir les constitutions essentielles et existentielles par rapport aux missions qu’elles poursuivent.
Nous avons toujours soutenu que les bases importantes à analyser sur une monnaie ne sont ni sa parité vis-à-vis des autres devises ni les agrégats qui la mesurent dans une économie. Tous ces facteurs sont conjoncturels et artificiels eu égard au fonctionnement symptomatique actuel de l’économie mondiale. Les éléments fondamentaux à étudier dans une monnaie sont : les règles qui gouvernent sa création/destruction, son cercle d’évolution et de circulation, son périmètre de protection et son mode de gouvernance. Sous ce rapport, la majorité des monnaies souveraines en circulation au XXIe siècle sont du même acabit, constituant des entraves à la santé économique des États qui les portent. Heureusement que dans la pratique, les communautés commencent à se réapproprier la monnaie dans un élan de démocratie économique en assignant à cette dernière des missions salutaires ignorées des monnaies souveraines.
La monnaie, nous ne cesserons de le rappeler, est antérieure aux États et ne doit surtout pas être confinée à la sphère marchande. C’est un commun ambigu dans le sens où sa réalité intrinsèque est immuable pendant que les règles qui la gouvernent et ses manifestations incombent aux membres de la communauté qui lui donne corps et vie. Les monnaies à unique dimension économique butent sur des écueils qu’elles ne peuvent escalader en ce XXIe siècle où les plus grands défis sont sociaux et spirituels. Ainsi, dans la déclinaison matricielle de la monnaie qui nous intéresse dans ce travail, nous clarifierons d’abord les trois dimensions de la monnaie que nous retrouvons dans toutes les sociétés intelligentes. C’est à la dimension économique que tous les esprits convergent lorsque la monnaie est évoquée, perdant de vue qu’une institution ne peut légitimement n’être appréhendée que sous cet angle, au risque de s’inscrire dans le réductionnisme, dans la marchandisation ou l’irrationalisme dans sa définition.
Nous avons placé par cohérence l’aspect politique dans cette dimension, car aussi longtemps que le phénomène monétaire puisse être étudié, elle est consubstantiellement associée à une volonté politique[1] qui organise souvent son cycle de vie tout en donnant un sens ontologique à ses expressions et manifestations dans le temps et dans l’espace. Les monnaies souveraines qui fonctionnent dans cette dimension unique sont majoritaires dans le XXIe siècle, nous les nommons monnaies simples ou unidimensionnelles.
D’autres monnaies généralement privées associent une dimension politico-économique à une autre sociale, poursuivant souvent des missions renforçant la vie en communauté en corrigeant la fracture intracommunautaire ou en investissant les champs désertés par les États dans la couverture monétaire officielle. Ces monnaies sont appelées complètes ou bidimensionnelles.
Il ne faut tout de même pas perdre de vue que le mot « monnaie » dérive du latin Moneta qui est une déesse, et qu’en Mésopotamie l’écriture comme la monnaie ont pris forme dans des temples. La réalité religieuse des paléomonnaies ne souffre d’aucune contestation à l’aune des études anthropologiques.
Enfin, il y a des monnaies qui ne s’intéressent ni à la structure économique ni à celle sociale ; elles gèrent des relations spirituelles. Elles sont plus difficiles à comprendre dans le paradigme matérialiste actuel. Elles sortent quelquefois par effraction du champ religieux pour remplir des missions sociales, voire économiques, dans ce cadre elles deviennent des monnaies complexes ou tridimensionnelles lorsqu’elles accomplissent les trois dimensions simultanément. Dans l’antiquité, la monnaie agissait simultanément dans les deux tableaux, à savoir celui économique et religieux, comme se fût le cas avec des céréales servant d’offrandes et d’étalon dans les échanges de biens. L’or a été, chez certains peuples en Afrique et en Amérique, une monnaie entre les vivants et les morts, à telle enseigne que des quantités d’or étaient inhumées avec des cadavres pour faciliter la vie de «l’autre côté ».
En réalité, la trajectoire d’évolution dimensionnelle de la monnaie a débuté par la complexité avec des monnaies religieuses pour finir dans la simplicité par un capitalisme totalitariste plaçant le marché au-dessus de tous les compartiments de la société et en fixant toutes les relations sociales sur l’échafaud matérialiste financiarisé. Cette simplification dimensionnelle de la monnaie est conjuguée à une carte monétaire marquée par l’artificialité et l’arbitraire par l’absence d’un référentiel global des expressions monétaires depuis l’effondrement du cadre de Bretton-Wood. Le monde est dans un non-système où des monnaies sont exprimées non plus sur des valeurs consacrées et ouvertes, mais par rapport à d’autres monnaies sur la base de constructions irrationnelles et péremptoires.
La monnaie se manifeste à chaque époque avec les instruments politico-sociaux les plus perfectionnés et utilise les meilleures technologies de l’heure ; elle constitue à cet égard la meilleure mesure de la civilisation d’un peuple. Mesurant par le crédit la confiance entre les membres et la rigidité du tissu social ; par la comptabilité et l’écriture, l’organisation sociale et les liens entre les activités au sein de la communauté ; enfin par les formes de la monnaie et l’ingénierie associée, l’état des techniques et le niveau de la recherche scientifique. Sous ce rapport, l’antériorité de la civilisation africaine est à revendiquer par la dimension monétaire, car à l’heure actuelle, les plus anciennes monnaies tridimensionnelles et les dernières paléomonnaies encore actives sont localisées sur le continent. Consubstantiellement à la dimension, chaque monnaie emprunte un rapport de déploiement entre les acteurs, les activités et les secteurs au sein des cercles monétaires établis. C’est dans ce cadre que nous présentons l’économie comme une réalité ternaire avec une sphère marchande qui concentre aujourd’hui l’essentiel des activités suivant la doctrine libérale matérialiste dominante. Une autre sphère non marchande (n’ayant pas une logique de rentabilité ou de profit) qui poursuit d’autres objectifs d’ordre social, environnemental, de solidarité dont on peut loger de nos jours les fondations, associations, etc.
Ainsi, les dimensions ont des rapports de cohérence d’évolution et c’est bien à ce niveau que le monétarisme a péché, ignorant les rapports et la nature véritable de la monnaie. Notre approche se base sur une double harmonie essentielle puis existentielle et c’est dans ce cadre que nous parlerons d’harmonie haute ou basse pour qualifier la cohérence constructive/dynamique d’une monnaie. Pour illustrer ces propos, nous dirons qu’à la dimension politico-économique correspond en harmonie haute le rapport marchand et en harmonie basse le rapport non marchand ou mixte. Tout comme à la dimension sociale correspond en harmonie haute le rapport non marchand, et en harmonie basse les deux autres rapports.
L’une des caractéristiques, les plus oubliées par les analystes, reste la nature de la monnaie qui interroge en réalité l’essence. J’attirai tantôt l’attention sur la pensée miltonienne concernant l’origine de l’inflation. Il a fondamentalement raison puisque l’inflation est un fait monétaire ; c’est comme dire que l’indigestion est toujours et partout un fait alimentaire. L’inflation des temps modernes est un fait intimement lié au crédit privatisé par les banques et, dans une moindre mesure, au commerce international et à son corollaire, qui est le change, qui se répercute sur les coûts finaux des biens. Dans le paradigme d’une monnaie-dette, il est clair qu’une part non négligeable de l’inflation résulte du fait de la création monétaire. Ce qui ne sera pas forcément le cas dans la création monétaire d’une monnaie-crédit qui obéit à d’autres logiques. L’inflation moderne est un phénomène à rattacher aux « Banksters » avec le crédit privatisé et non à la création monétaire. S’il y avait des post-friedmaniens, ils mobiliseraient de nos jours plus d’attention à la planche scripturale à billets des banques privées qu’à la planche à billet des États, qui a longtemps été un bouc émissaire parfait pour ceux qui cherchaient à réduire l’État à sa plus simple expression.
De la neutralité monétaire
Aujourd’hui, la totalité des monnaies souveraines dans le monde sont de nature dette et des acteurs privés en assurent, à plus de 75 %, la création dans un monde marqué par un non système monétaire à l’échelle internationale. La nature ne perturbe pas la cohérence intérieure d’une monnaie, mais elle affecte le rôle d’une monnaie dans une économie. C’est l’occasion de régler une grande confusion de l’école néoclassique défendant la neutralité de la monnaie sans comprendre le fait monétaire dans son essence. Quand la plupart des économistes des « eaux douces » évoquent la neutralité, c’est pour simplifier leurs modèles en postulant que la monnaie n’est qu’un voile dans les échanges. Cette démarche est le prolongement axiomatique d’une monnaie remplaçant le troc telle que soutenue par Adam Smith, victime de carence linguistique, en est une parfaite illustration : c’est une « écofable ».
En effet, Graeber (2013) a bien montré que le terme grec Metadoseis utilisé par Aristote et signifiant partage ou répartition fut mal traduit par Smith sous le vocable de troc, reprenant sans contrôle la fable du troc de Davanzati (1529-1606). La neutralité monétaire est bien plus profonde que ce qu’en exposent les libéraux, elle correspond à un système ancien de monnaie ni dette ni créance, non destiné à la réserve de valeur. C’est un instrument de mise en mouvement des biens tout en organisant l’extinction des obligations entre des membres d’une communauté. Le dimse[2] correspond à ce type de monnaie, abstraite, qui est existenciée circonstanciellement lors d’un échange de volonté d’abord, puis détruite lors de l’échange du bien/service visé avec cette coïncidence de volonté. Pour des facilités académiques, nous allons concevoir la neutralité monétaire comme une monnaie ni dette ni crédit à sa création. Et cette neutralité traduit véritablement la création monétaire publique sur base d’une contrepartie réelle exprimée : c’est une réponse monétaire à une prestation réelle par l’État, dépositaire du pouvoir de création ex nihilo légitime dans une communauté.
Enfin, nous en arrivons à l’approche philosophique qui explique la monnaie. Nous en identifions trois manifestations : l’approche fonctionnelle qui est en harmonie avec le rapport marchand dans la double dimension économique et sociale. En réalité, l’approche fonctionnelle est très réductrice, car la monnaie est capable de remplir toutes les fonctions que lui assigne son créateur. C’est dans l’approche conceptuelle qu’un substrat philosophique est assigné à la monnaie, préparant ainsi les fonctions que cette dernière remplira dans des domaines bien définis et à des niveaux clairement établis. C’est dire que l’approche fonctionnelle, triple, présentée depuis Aristote est en réalité adossée au concept d’une monnaie créature du marché. Même la fonction spéculative identifiée par Keynes ne sort pas du cadre du marché. L’approche fonctionnelle de la monnaie relègue ce dernier à un simple instrument au service du marché : elle est instrumentale. Elle est devenue, au fur et à mesure de la financiarisation de l’économie, la finalité de toutes les actions dans le marché revenant à un niveau de déification perdu depuis l’antiquité.
Réfléchir sur l’harmonie monétaire et la cohérence entre ses fondamentaux nous invite dans l’exploration adaptative des bases des systèmes d’énergie stables. En effet, tous les instruments et outils d’un réseau monétaire doivent, à l’instar du système nerveux ou du champ magnétique d’un système, minimiser les conflits internes, malgré qu’ils poursuivent une destruction de manière irréversible sans intervention externe à ce système. C’est le principe de l’entropie (2e loi de la thermodynamique) dans le champ monétaire. J. Hopfield (Nobel de physique en 2024) montre que les systèmes neuronaux (activé-désactivé) comme ceux énergétiques (direction des spin) traduisent des conflits à gérer en les baissant. Dans le cas du réseau monétaire, il y a les caractéristiques évoquées de la monnaie, les liens entre acteurs sur cette monnaie, le cadre du secteur dans lequel évolue cette monnaie et enfin le degré de saturation[3] de la monnaie dans le temps et dans l’espace. Le conflit total dans un réseau monétaire peut être minimisé par la diversification des outils et instruments, mais surtout par l’autonomisation des secteurs de l’économie par la pluralité de monnaies.
Nous reviendrons pour présenter la carte de cohérence monétaire du monde et le cadran pouvant situer toutes les monnaies modernes entre cohérence et pertinence. C’est sur cette base fondamentalement écosophique que nous pourrons déterminer sans artifice qu’est une bonne monnaie de ce qui ne l’est pas, indépendamment de sa valeur dans les marchés ou de son poids dans l’échiquier géopolitique. Le cadran monétaire est une arme intellectuelle et un outil d’appréciation que les décideurs doivent avoir en vue dans la guerre économique actuelle. De Bastiat attirait les attentions en ces termes : « Entre un mauvais et un bon économiste, voici toute la différence : l’un s’en tient à l’effet visible ; l’autre tient compte et de l’effet que l’on voit et de celui qu’il faut prévoir ».
Repenser le rôle et les missions de la monnaie devient une nécessité et une urgence dans des économies appelées monétaires où la monnaie n’est considérée que comme un bien, voire un voile !
Notes
[1] Volonté politique de la communauté à travers la chefferie, la prophétie et la monarchie. L’État moderne devient l’héritier légitime de ces volontés sans toutes les utiliser dans son expression monétaire.
[2] Le Dimse est une monnaie utilisée par des esprits ou djinn dans la tradition soufie musulmane, signifiant dans la langue Poutchir équivalence.
[3] Il exprime la quantité de monnaie en circulation destinée au moyen et long terme par rapport à l’activité (réalité et potentialité) sur la même période. Il exclut la monnaie créée pour un court terme (inférieur à un an) et destinée à une destruction imminente. La monnaie est en même temps un flux et un stock, elle est assimilable à une rivière, d’où l’expression « cours ».
2 commentaires
wonderful and clear. nobel price loading
ravi en attendant impatiemment la suite