Par Mamadou Lamine TABALY, Citoyen Sénégslais, Président & CEO InfiniteNexus Inc. (Canada).
L’expansion de JPMorgan Chase, géant bancaire américain, en Afrique noire, et plus précisément en Côte d’Ivoire et au Kenya, marque un tournant décisif dans la dynamique économique régionale. Pourtant, alors que cette annonce devrait susciter un vif intérêt, elle est passée presque inaperçue dans les médias sénégalais, soulignant ainsi une certaine indifférence face à un mouvement stratégique d’une ampleur considérable. Cette situation nous invite à réfléchir profondément à la position de notre pays dans la compétition pour attirer les multinationales de cette envergure.
Qu’est-ce qui aurait poussé JPMorgan à ignorer, pour l’instant, notre marché, pourtant prometteur et en pleine mutation avec l’Agenda Sénégal 2050 ? L’installation d’une institution de cette taille ne se limite pas à un simple projet d’expansion bancaire. C’est un signal fort envoyé à d’autres investisseurs internationaux, encourageant un flux d’investissements directs étrangers (IDE) massifs, créateurs d’emplois à haute valeur ajoutée, de nouvelles infrastructures et d’une inclusion financière accrue. Le Sénégal, tout comme le Kenya et la Côte d’Ivoire, bénéficie d’une stabilité politique et d’une ambition économique reconnue. Cependant, nos flux d’investissements directs étrangers, représentant environ 3 % du PIB en 2022, sont en deçà des 5 % du Kenya et des 6 % à 7 % de la Côte d’Ivoire, ce qui nous place en retrait dans cette compétition régionale (World Bank Open Data).
Cette divergence s’explique, en partie, par des réformes inachevées et des blocages administratifs qui freinent notre attractivité internationale. Si l’implantation de JPMorgan Chase en Côte d’Ivoire et au Kenya semble résulter d’une lecture fine de leurs dynamiques économiques, notre pays dispose de leviers importants pour changer la donne. En particulier, l’Agenda Sénégal 2050, avec son ambition de transformation structurelle et d’ancrage endogène, pourrait repositionner le Sénégal comme une destination privilégiée. Néanmoins, il est essentiel d’aller au-delà des ambitions affichées et de proposer des réformes concrètes et audacieuses, en matière de fiscalité incitative, de modernisation des infrastructures et d’amélioration de l’environnement des affaires. Cette implantation ne serait pas simplement bénéfique pour le secteur bancaire. Elle servirait de catalyseur pour d’autres secteurs stratégiques tels que l’énergie, les infrastructures et les technologies, créant un effet d’entraînement positif pour l’ensemble de l’économie nationale. Il est donc impératif pour notre pays de se saisir de cette occasion pour attirer, retenir et intégrer durablement ces géants internationaux dans notre tissu économique, garantissant ainsi des retombées locales substantielles et une souveraineté économique renforcée.
Sénégal 2050 et les IDE : réconcilier les ambitions locales et l’attractivité globale pour une compétitivité durable
L’Agenda Sénégal 2050 se veut un cadre ambitieux pour transformer le tissu économique du pays et le repositionner dans la compétition mondiale. À travers ses piliers stratégiques, ce plan promet une transition structurelle fondée sur l’endogénéité, l’équité sociale, la bonne gouvernance et le développement durable. Cependant, pour véritablement réconcilier ces ambitions avec l’attractivité mondiale nécessaire à attirer des multinationales, des ajustements critiques sont indispensables. Si l’objectif est de faire de notre pays un acteur compétitif dans la sous-région, il faut en premier lieu questionner les stratégies d’attraction des multinationales. L’expansion récente de JPMorgan Chase dans des marchés comme la Côte d’Ivoire et le Kenya illustre l’importance pour ces géants internationaux de trouver des environnements stables, agiles et favorables à leurs opérations. Le Sénégal doit donc non seulement renforcer ses avantages naturels – stabilité politique, position géographique stratégique et réformes engagées – mais aussi améliorer les faiblesses structurelles qui limitent son attractivité globale.
La lourdeur administrative, premier frein du Sénégal
L’une des premières limites identifiées dans notre pays reste la lourdeur administrative. Bien que l’Agenda 2050 propose des réformes dans ce sens, ces dernières doivent être implémentées rapidement et efficacement pour qu’elles produisent des résultats tangibles. Le processus de création d’entreprise, l’obtention de permis, ou encore la simplification des démarches fiscales sont des éléments clés que les investisseurs examinent avec minutie avant de choisir un pays d’implantation. Par exemple, notre pays se classe encore 123e sur 190 dans le classement « Doing Business » en 2020 de la Banque mondiale, un indicateur qui reflète les défis bureaucratiques auxquels les entreprises sont confrontées.
Par ailleurs, l’environnement fiscal doit être repensé pour offrir une plus grande attractivité. Bien que nous ayons instauré des régimes fiscaux incitatifs, notamment dans les zones franches industrielles, ces incitations demeurent limitées et parfois inadéquates pour attirer des IDE d’envergure comme JPMorgan. Le pays pourrait s’inspirer du modèle du Maroc ou de la Côte d’Ivoire, qui ont mis en place des régimes fiscaux progressifs, adaptés aux besoins spécifiques des secteurs d’activité stratégiques. Cela permettrait non seulement de faciliter l’installation de ces entreprises étrangères, mais surtout d’encourager leur ancrage local. Un autre levier majeur de compétitivité est l’infrastructure. Si notre pays a récemment investi dans des projets structurants, tels que le Port du Futur à Ndayane, il reste encore du chemin à parcourir pour garantir un réseau intégré et moderne, capable de répondre aux attentes des IDE.
En comparaison, le Kenya a investi massivement dans le développement de son infrastructure numérique et de ses plateformes logistiques, un atout indéniable pour attirer des entreprises internationales. L’Agenda Sénégal 2050 propose également de renforcer les pôles économiques régionaux. Cette stratégie, si couplée au développement des Zones Économiques Spéciales (ZES) arrimées à ces pôles, serait un atout décisif. Les ZES, si bien intégrées, pourraient offrir un cadre fiscal ultra-compétitif, des infrastructures de pointe et des régulations adaptées pour attirer des secteurs stratégiques comme la finance, la technologie ou l’industrie manufacturière. Cela permettrait d’ancrer durablement ces géants mondiaux dans notre économie locale, tout en générant des emplois à haute valeur ajoutée pour nos compatriotes.
Toutefois, il ne suffit pas d’attirer ces investissements directs étrangers, encore faut-il s’assurer que leur présence bénéficie à l’économie nationale de manière durable afin de ne pas tomber dans les erreurs du passé d’une économie extravertie. L’Agenda Sénégal 2050 doit ainsi inclure des mécanismes rigoureux pour garantir que les retombées économiques se traduisent par une réelle création de valeur ajoutée. Cela passe par l’exigence de transferts technologiques, la formation d’une main d’œuvre qualifiée locale, et l’intégration des entreprises sénégalaises dans les chaînes de valeur internationales.
Intégrer les multinationales : vers un modèle de croissance inclusive et durable pour l’économie Sénégalaise
L’intégration des multinationales dans notre économie ne doit pas se limiter à un simple investissement étranger, mais doit constituer un levier majeur pour stimuler la croissance locale, réduire les inégalités et garantir une souveraineté économique durable. Chaque multinationale qui choisit de s’implanter doit être considérée comme un vecteur de transformation structurelle et un acteur dans la montée en puissance de nos industries locales, créant une synergie entre les capitaux étrangers et le développement national fort. C’est dans cette optique que nous proposons une série de stratégies concrètes pour maximiser l’impact de ces multinationales sur notre économie, tout en garantissant des retombées durables pour notre pays.
Inclusion financière : le moteur de la croissance inclusive
L’inclusion financière est essentielle pour intégrer nos populations rurales et urbaines dans l’économie formelle. Actuellement, environ 42 % à 55 % des Sénégalais ont accès aux services financiers formels, un chiffre qui reste inférieur à des pays comme le Kenya, où ce taux dépasse 80 %, notamment grâce à des solutions innovantes comme M-Pesa. En 2023, les services bancaires numériques au Sénégal ont connu une croissance notable, avec une augmentation annuelle estimée à 10 % à 15 %, mais cela reste insuffisant pour une inclusion financière complète. Il est essentiel que les multinationales, en particulier les institutions financières, participent activement à l’extension des services financiers en zones rurales et périurbaines. L’objectif devrait être de porter ce taux à 85 % d’ici 2030 pour notre pays, en mobilisant des investissements de 500 millions USD dans des projets fintech, en partenariat avec des entreprises locales et étrangères.
Impact économique : une telle inclusion financière étendue générerait un surplus d’épargne de 200 millions USD par an, dynamisant les investissements dans les PME locales et les projets d’infrastructures rurales. Chaque point supplémentaire dans l’inclusion financière pourrait contribuer à 0,2 % de croissance du PIB, soit un impact cumulatif de 1,5 milliard USD sur 5 ans.
Partenariats public-privé : une condition indispensable au développement infrastructurel
Le Sénégal doit également miser sur des partenariats public-privé (PPP) pour accélérer le développement de ses infrastructures. Alors que les investissements dans les infrastructures, notamment avec le Train Express Régional (TER) et le Port de Ndayane, se chiffrent à plusieurs milliards, il est indispensable d’étendre ces PPP à d’autres secteurs stratégiques comme l’énergie, les nouvelles technologies et l’agriculture. Les IDE doivent être intégrées dans ces projets via des incitations fiscales spécifiques et un cadre de gouvernance transparent.
Estimation d’impact : Une projection montre que chaque dollar investi dans un partenariat public-privé pour les infrastructures produit un retour sur investissement de 7 % à 10 % en termes de croissance économique, selon les modèles économiques de la Banque mondiale. L’objectif serait de lever 1,5 milliard USD par an via des PPP pour moderniser les infrastructures, en ciblant un retour sur investissement global de 10 milliards USD sur 10 ans, avec un effet multiplicateur significatif sur la croissance du PIB, estimé à 2 % supplémentaire sur cette période.
Réformes fiscales et incitations : Un cadre pour attirer et consolider les investissements
Notre pays présente actuellement un taux d’imposition sur les sociétés de 30 %, ce qui le place dans une position désavantageuse par rapport à des économies voisines comme la Côte d’Ivoire ou le Ghana (25 %). Afin d’attirer des entreprises multinationales de manière durable, une réforme fiscale ambitieuse doit être mise en place. Nous proposons un abaissement du taux d’imposition à 20 % pour les entreprises qui réinvestissent au moins 30 % de leurs bénéfices dans des projets nationaux d’infrastructure ou d’innovation.
Impact prévu : En abaissant le taux d’imposition et en introduisant ces mesures incitatives, le Sénégal pourrait attirer des investissements additionnels de l’ordre de 700 millions USD par an en IDE, tout en augmentant de 10 % le nombre de sièges régionaux de multinationales. Cela engendrerait une création directe d’emplois de 50 000 postes sur 5 ans, principalement dans les secteurs à forte intensité de capital humain, comme les nouvelles technologies, les énergies renouvelables et l’industrie manufacturière.
Chaînes de valeur locales : garantir une participation effective des PME Sénégalaises
Les multinationales, en s’implantant dans notre pays, doivent être encouragées à intégrer les PME locales dans leurs chaînes de valeur, afin de renforcer le tissu économique de notre pays. Actuellement, nos PME représentent 20 à 30 % de la production nationale mais seulement avec des estimations autour de 10 % de la sous-traitance avec les multinationales dans certains secteurs. Il apparait donc impératif de créer des incitations fiscales et des subventions pour que ces IDE investissent dans la formation et la sous-traitance locale. Nous proposons de fixer un objectif où 30 % des contrats de sous-traitance des multinationales doivent être attribués aux entreprises sénégalaises d’ici 2030.
Impact économique : Cette intégration des PME dans les chaînes de valeur pourrait augmenter de 30 % la production nationale, en générant un chiffre d’affaires de 1,2 milliard USD supplémentaire dans les secteurs de l’agriculture, des nouvelles technologies et de l’industrie manufacturière. À long terme, cela se traduirait par une augmentation annuelle de 100 000 emplois, dont 40 000 dans les secteurs à forte intensité technologique.
Plaidoyer pour une stratégie économique audacieuse et soucieuse de l’intérêt national
Notre nation, face à la compétition régionale grandissante, doit s’armer d’une stratégie lucide et ambitieuse pour attirer les géants internationaux tout en garantissant que leur présence profite directement à notre développement économique et social. L’heure n’est plus à de simples réformes cosmétiques, mais à une refonte profonde des mécanismes d’attractivité et d’intégration des multinationales dans le tissu économique national. Il ne s’agit pas uniquement de les attirer, mais d’assurer que leur implantation contribue significativement à la transformation de notre pays en une économie souveraine, dynamique et prospère. La compétitivité d’un pays ne repose pas uniquement sur ses atouts naturels, mais aussi sur sa capacité à proposer un environnement propice à l’innovation, à la création de valeur ajoutée et à la montée en compétences de sa main-d’œuvre locale.
Le Sénégal doit se positionner comme un acteur proactif dans la mondialisation, en mettant en place des mécanismes incitatifs puissants tout en veillant à protéger les intérêts nationaux. La révision de notre cadre fiscal, l’amélioration urgente de nos infrastructures, et l’accélération des réformes structurelles doivent aller de pair avec des exigences rigoureuses de retombées socio-économiques locales, garantissant ainsi que chaque investissement étranger se traduise par des bénéfices concrets pour les Sénégalais.
Vision et audace
La mise en place de zones économiques spéciales qui seraient arrimées aux pôles régionaux proposées dans l’Agenda Sénégal 2050, offrirait un cadre idéal pour attirer les IDE tout en stimulant des partenariats publics-privés novateurs. Cela pourrait déclencher des investissements ciblés, en particulier dans des secteurs stratégiques tels que les infrastructures numériques, l’énergie renouvelable, et l’industrie manufacturière à haute valeur ajoutée.
Maximiser les retombées pour le développement local
Les multinationales, si elles sont bien intégrées à l’économie locale, peuvent devenir de puissants moteurs de transformation. Il ne s’agit pas uniquement de mesurer leur apport en termes de chiffres d’affaires ou d’IDE, mais de veiller à ce que leurs activités soient structurées de manière à renforcer les capacités nationales. Chaque accord signé avec une entreprise étrangère doit inclure des clauses robustes garantissant la formation des travailleurs sénégalais, le transfert de technologies, et des politiques d’inclusion locale.
Il est également essentiel de veiller à ce que les sous-traitants locaux soient intégrés aux chaînes d’approvisionnement de ces géants, permettant ainsi un partage équitable des bénéfices à travers les différentes couches de l’économie. Notre pays, riche de son potentiel et de ses talents, doit oser imposer une nouvelle forme de partenariat : un partenariat où l’intérêt national prime, et où chaque acteur économique est appelé à contribuer activement à l’édification d’un Sénégal souverain, prospère et durable. Le moment est venu de tracer un chemin vers une économie compétitive et inclusive, où la souveraineté économique n’est pas un idéal abstrait, mais une réalité tangible que nous construisons chaque jour, avec audace, excellence et détermination.
L’appel est lancé