Par Jeanine Mabunda *
Si aujourd’hui les marques africaines préférées des consommateurs du continent sont celles des entreprises telles que « MTN, DANGOTE, DSTV, STANDARD BANK ou ETHIOPIAN AIRLINES» ; cela ne représente cependant que14% des 100 marques les plus admirées en Afrique. Ceci témoigne du long chemin et de la difficulté encore existante pour construire et promouvoir les entreprises et partout l’entreprenariat en Afrique.
Bien sûr, la promotion de l’entreprenariat est au cœur des discours politiques en Afrique depuis plus d’une décennie. Elle fait partie des axes stratégiques de développement mis en œuvre par l’Union Africaine à travers sa Charte africaine de la jeunesse, son Agenda 2063, son Plan d’Action sur l’autonomisation des jeunes et le-désormais ancien- plan « Un million d’ici 2021 ». Elle est accompagnée par des programmes de la Banque Africaine de Développement tels que le Fonds multidonateurs pour l’entreprenariat et l’innovation des jeunes ou encore l’initiative Boost Africa, programme d’investissements couvrant la totalité du domaine de la création d’entreprise. Elle est enfin déclinée en slogans et plans d’actions prioritaires à l’échelle nationale, en particulier à chaque période électorale. Malgré cela, le constat reste amer. L’Afrique possède la population la plus jeune au monde, avec 65% de citoyens de moins de 35 ans, mais cette population potentiellement active et essentielle à la réalisation de son dividende démographique est également celle la plus susceptible d’être au chômage. Elle représente en effet 60% de l’ensemble cette catégorie. Pire, sur près de 420 millions de jeunes africains, un tiers est au chômage tandis qu’un autre tiers subit un emploi précaire et que seul un sixième occupe un emploi salarié selon le NEPAD.
Les embûches sur le parcours d’un entrepreneur africain sont connues : difficultés d’accès au financement, administrations lourdes et inquisitrices, infrastructures insuffisantes, concurrence déloyale et faible protection du tissu économique national, manque et inadéquation des formations, parfois également des obstacles culturels et sociaux.
Même les champions en la matière, à l’instar du projet de raffinerie d’Aliko Dangote, ne sont pas épargnés. Nous sommes donc encore loin de l’africapitalisme tel que défini par l’homme d’affaire, Nigérian Tony Elumelu : la capacité du secteur privé à créer de la valeur et la création par le gouvernement d’un environnement favorable aux entreprises. Chaque Etat essaye donc à la hauteur de ses moyens et avec l’aide de ses partenaires continentaux et internationaux d’y remédier. Cependant, mon expérience en République Démocratique du Congo, mon pays, m’a également permis d’identifier des facteurs indispensables mais rarement inclus, à intégrer dans l’élaboration des politiques publiques destinées à encourager l’entreprenariat. A ce titre, notre dernière masterclass sur le thème (Créer, Innvover et Entreprendreen RDC ) autour de jeunes entreprises sur le sujet, le 23 septembre 2024 dernier, à Kinshasa, a conforté ce point de vue.
Le premier d’entre eux est la prise en compte du temps requis pour passer d’un projet entrepreneurial, fragile par nature, à une entreprise capable d’évoluer formellement et de concourir à armes égales dans son domaine d’activité. La plupart des politiques publiques engagées ces dernières années se sont concentrées sur le délai de création d’entreprise (avec en particulier le déploiement de guichets uniques en la matière) ainsi que sur l’accès au capital primaire. Or, plus de 50% des entreprises créées font faillite avant leur troisième année d’exercice, faute notamment d’avoir réussi à sécuriser leur trésorerie par un carnet de commande suffisant ou par le crédit. Il est donc indispensable, pour que les énergies et les idées déployées par ces entrepreneurs ne soient pas gaspillées, que l’Etat propose des solutions de financement, qu’elles soient directes, par la constitution de fonds souverain, ou indirectes par des mécanismes de garanties ou des participations dans des fonds de capital-risque privés, à l’instar du Fonds Innovant pour les Start-Ups lancé en avril dernier au Maroc.
Le nécessaire temps d’accompagnement, de formation et parfois de mentorat, facteurs reconnus de réussite entrepreneuriale, effectué le plus souvent sur fonds privé et par réseautage, devrait aussi être formalisé, voire institutionnalisé. Par exemple, en développant des incitations fiscales tel que le crédit d’impôt pour les formations en entreprises ou un abattement fiscal pour les particuliers qui s’investissent personnellement. Enfin, l’administration doit créer un écosystème juridique et réglementaire suffisamment souple pour encourager les entreprises à augmenter leur masse critique, sans craindre que les effets de seuil (surtout fiscaux et sociaux) ne viennent alourdir subitement leur mode d’opération et leurs charges.
Trop souvent, également, les politiques publiques se concentrent presque exclusivement sur les zones urbaines et les secteurs de la nouvelle économie du numérique et des technologies de l’information et de la communication. La logique est évidente : les villes concentrent une population jeune, sous la pression du chômage avec les risques sociaux et politiques que cela peut impliquer.
D’autre part, les besoins en réponses innovantes aux problématiques du quotidien y sont pressants. Les entrepreneurs, à l’image de Luka Pharma qui aide à vérifier la disponibilité et le prix des médicaments dans toutes les pharmacies de Kinshasa en quelques minutes, y apportent sans aucun doute des solutions indispensables. Par ailleurs, tous les gouvernements veulent une licorne, une entreprise porte-étendard qui symbolisera leur savoir-faire en matière de développement économique et la modernité de leurs politiques. Se faisant, ils négligent des pans entiers de leur territoire qui ne présentent pas moins des potentialités entrepreneuriales importantes, en particulier dans le domaine agricole. Créer une entreprise à Mbandaka dans la forêt équatoriale ne se passe pas comme à Kinshasa.
Obtenir un financement à Matadi, cité portuaire du Congo, s’avère une mission impossible sans un relais personnel dans la capitale.En Afrique, les budgets publics consacrés à l’agriculture ont baissé et sont en proportion du PIB les plus bas du monde, soit environ 0.5 % selon la FAO. Des pans entiers de l’activité économique dans les zones rurales ne sont donc en fait soutenus que par quelques programmes de bailleurs, tel que l’Agripreneur à zéro franc de la Banque Africaine de Développement, qui mériteraient un accompagnement plus soutenu des autorités publiques, notamment en tant que relais local. Pourtant, les initiatives n’y manquent pas, qui allient production, transformation agricole et protection de l’environnement, comme le projet Farms for Orphans qui valorise les capacités hypernutritives des larves de mpose ou l’industriel Nacha spécialisé dans la culture et la transformation du piment en poudre mélangé aux épices « bio »du terroir congolais. Il faut donc opérer une indispensable diversification des programmes d’accompagnement publics, en prenant en compte les capacités régionales, sous peine d’aggraver les disparités et le désarroi des populations, avec les risques sécuritaires que cela peut engendrer.
En matière de financement, il est essentiel d’accorder une attention particulière à notre diaspora africaine. Avec des transferts de fonds s’élevant à plusieurs milliards en 2023, nos compatriotes vivant à l’étranger cherchent à investir de manière économique et durable tout en maintenant des liens solides avec le continent.
Un exemple inspirant en ce sens est la nouvelle banque de la diaspora du Sénégal, une néo-banque innovante au service de cette diaspora. Ce modèle de coalition financière mérite de figurer avec plus de détermination dans les agendas économiques de nos institutions régionales ci-haut citées.
Enfin, l’entreprenariat n’est pas une solution miracle. Tout le monde ne peut pas instantanément devenir entrepreneur et réussir. En revanche, il n’y a pas non plus de talent sans opportunité. Les politiques publiques devraient donc être orientées non pas par catégorie de profil, par essence d’ailleurs difficilement déterminable, mais plutôt présenter un train de mesures intégrées qui permettent de créer une dynamique de l’emploi dans laquelle pourront s’épanouir les profils entrepreneuriaux. Il y a, dans cette optique, un enseignement à tirer des résultats du Programme d’Urgence pour l’Emploi et l’Insertion des Jeunes déployé au Sénégal de 2021 à 2023 (et renouvelé en 2024), Xëyu Ndaw Ñi. Ce dernier, d’un coût global sur la période de 750 millions de dollars, s’est concentré sur la formation, le recrutement spécial de jeunes pour des projets publics d’intérêts communautaires, l’investissement public à haute intensité de main d’œuvre et l’entreprenariat. La combinaison de ses efforts sur la durée et adressés à tous les domaines économiques, de la sécurité à la culture, en passant par l’agroforesterie, a permis de créer plus de 80.000 emplois.
Chaque pays fait face à ses réalités et doit y apporter ses propres réponses. Mais notre continent dispose également de réseaux régionaux, continentaux, économiques, linguistiques (francophone, anglophone, lusophone) voire juridiques au service d’une ambition commune qui peuvent nous permettre de nous inspirer des expériences similaires et de propager les solidarités et les bonnes pratiques. La clé de l’entreprenariat c’est aussi cela : se connecter, s’inspirer, adapter et transcender.
* A propos de l’auteur
Jeanine Mabunda est une entrepreneuse congolaise et experte internationale en affaires publiques, possédant une double expertise reconnue : d’une part, dans la conduite des politiques publiques, acquise à travers son engagement politique et l’exercice de hautes fonctions nationales électives ; d’autre part, dans le monde de l’entreprise, notamment dans les secteurs industriel, financier et bancaire.
Profondément engagée à apporter des solutions africaines aux enjeux contemporains, elle se consacre particulièrement aux défis de son pays, la République Démocratique du Congo. Jeanine Mabunda joue également un rôle clé dans la promotion de la transition énergétique, domaine où la RDC occupe une position stratégique, ainsi que dans la lutte contre les violences basées sur le genre, notamment à travers sa Fondation Briser le Silence.