Par Dr Abderrahmane Mebtoul, Professeur des universités, expert international
Selon l’ agence de presse APS, lors du dernier Conseil des ministres en date du 8 décembre 2024, le président de la République a décidé de porter l’allocation touristique à 750 euros (un euro équivaut à 1,06 dollar) par voyageur algérien majeur et à 300 euros par voyageur algérien mineur, à compter de janvier 2025. Un décret exécutif doit fixer les modalités d’obtention de cette allocation. C’est une mesure à saluer, l’allocation étant actuellement de 100 euros, mais pour contrer l’importance du marché noir des devises, une refonte de tout l’écosystème basé sur la rente des hydrocarbures s’impose.
Dans sa note de février 2024 sur la conjoncture économique relative aux tendances monétaires et financières des neuf premiers mois de l’année 2023, la Banque d’Algérie indique que les sommes d’argent circulant en dehors du circuit bancaire ont atteint 8 026,19 milliards de dinars, soit, au taux de 134 dinars pour un dollar, 59,89 milliards de dollars, contre 55,17 milliards de dollars enregistrés à fin décembre 2022. Le dernier rapport de la Banque d’Algérie en novembre 2024 mentionne que le montant de la sphère informelle représente environ 8 273 milliards de dinars sur un total de 24 330 milliards de dinars en circulation, soit, au même taux, 61,73 milliards de dollars sur un total de 181,56 milliards de dollars. Il suffit de visiter les grandes places financières informelles du pays, de l’Est à l’Ouest, du Centre au Sud, pour constater que l’on peut lever des millions d’euros, assistant à des transferts comparables à des vases communicants.
Ces montants variables proviennent de trois circuits : premièrement, les transferts des retraités à l’étranger, mais en nette diminution ; deuxièmement, les touristes ; troisièmement, le montant le plus important provenant des surfacturations à travers les importations de biens et services (1 200 milliards de dollars entre 2020 et 2023, et 10 % donnent 120 milliards de dollars), rapatriant entre 10 à 20 % alimentant cette sphère, trouvant en face des acheteurs du fait du montant important en dinars au niveau de la sphère informelle. Nous avons assisté à un écart qui est passé, il y a 15 ans, de 25/30 % en 2020 à 50 % et à 82 % début décembre 2024, limitant la politique financière et budgétaire.
Entre le 7 et le 8 décembre 2024, le taux de change du dinar algérien (DZD) a enregistré une stabilité face à l’euro, à l’achat et à la vente, mais aussi face au dollar américain sur le marché noir des devises (square). Un euro s’échange au prix de 254,00 DA à la vente, contre un cours de 258,00 DA à l’achat, soit 100 euros s’échangeant contre 25 800 DZD. De même, 100 dollars s’échangent contre 24 200 DA à l’achat, la même somme valant 24 400 DZD à la vente. Au niveau de la sphère économique, l’informel en Algérie contrôle plus de 65 % des segments des produits de première nécessité : marché des fruits et légumes, du poisson, de la viande rouge et blanche, et, à travers les importations, le textile et le cuir. Les dernières mesures de novembre 2024 de la Banque d’Algérie, limitant à un transfert légal de 7 200 euros par an, n’ont donc pas eu l’effet escompté, en raison du déséquilibre entre l’offre et la demande. La finance islamique a eu un impact mitigé pour l’instant en Algérie pour absorber et bancariser ces fonds, le volume des dépôts au niveau des banques étant passé de 546,69 milliards DA en 2022 à 623,83 milliards DA à fin juin 2023, soit 4,65 milliards de dollars.
Quant aux bureaux de change, autorisés depuis les lois promulguées en 1995 et réactualisées en 2023 pour canaliser l’épargne informelle, ils ne sont pas encore opérationnels. La croissance du montant de la sphère informelle alimente l’économie souterraine où, selon ce rapport, moins de 20 % des transactions financières dans le pays sont effectuées via des moyens électroniques, montrant qu’il reste un long chemin à parcourir pour la digitalisation des paiements. Le rapport montre que cette extension de la sphère informelle a, d’une part, un impact négatif sur les recettes fiscales, avec une perte d’environ un tiers de la TVA potentielle et une part importante de l’impôt sur le revenu, et, d’autre part, contribue à la dépréciation continue du dinar sur le marché parallèle.
D’où l’importance de la réforme du système financier liée fondamentalement à la gouvernance globale, l’Algérie ayant peu de banques accompagnant les véritables investisseurs. Le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, a évoqué des guichets administratifs, et il y a encore moins de véritables bourses des valeurs, la Bourse d’Alger, non reliée aux réseaux internationaux, créée en 1996, devant être dynamisée. Les banques publiques, avec la BEA (Banque Extérieure d’Algérie) qui est florissante grâce à Sonatrach, accaparent plus de 85 % des crédits octroyés, les banques privées, malgré leur nombre, étant marginales. L’analyse du système financier algérien ne peut être comprise sans aborder la rente des hydrocarbures. Tout est irrigué par cette rente, donnant ainsi des taux de croissance, de chômage et d’inflation fictifs. Plusieurs questions se posent concernant le système financier algérien, la majorité des entreprises, que ce soit pour leur investissement ou leur exploitation courante, étant entièrement dépendantes de la « monnaie hydrocarbures » (étude réalisée sous la direction du professeur Abderrahmane Mebtoul pour l’Institut Français des Relations Internationales, IFRI, Paris décembre 2013 et actualisée pour le cas algérien dans la revue Stratégie IMDEP, Ministère de la Défense Nationale, Algérie octobre 2019).
La vraie richesse ne peut apparaître que dans le cadre de la transformation du stock de monnaie en stock de capital, et là réside toute la problématique du développement. On peut considérer que les conduits d’irrigation, les banques commerciales et d’investissement, n’opèrent plus à partir d’une épargne puisée du marché, éventuellement un reliquat du travail, mais par des avances récurrentes (tirage, réescompte) auprès de la Banque d’Algérie pour les entreprises publiques qui sont ensuite refinancées par le Trésor public sous la forme d’assainissements, rachat des engagements financiers des EPE auprès de la Banque d’Algérie. La richesse nationale créée puise sa source dans la relation du triptyque : stock physique (ressources naturelles d’hydrocarbures), stock monétaire (transformation en richesse monétaire) et répartition (modalités et mécanismes de répartition : investissement, consommation, fonds de régulation). La société des hydrocarbures ne crée pas de richesses ou du moins très peu ; elle transforme un stock physique en stock monétaire ou contribue à avoir des réserves de change, produit de la rente et non du travail comme en Chine.
.En conclusion, la monnaie étant le reflet d’un apport social reposant sur la confiance, ne créant pas de richesses mais facilitant les échanges, l’allocation de 750 euros par an pour une personne adulte, relativement faible au vu de l’inflation mondiale, aura un impact limité sur la valeur du dinar algérien sur le marché noir. Si l’on prend une fourchette entre 3 et 5 millions de personnes concernées, cela aura un impact annuel sur les réserves de change entre 2,25 et 3,75 milliards d’euros. Sa cotation future, reflétant la véritable situation économique du pays, dépendra de l’offre et de la demande et fondamentalement du niveau de la production et de la productivité hors rente. D’une manière générale, l’importance de la sphère informelle n’est que le reflet de la structuration sociale complexe où cette sphère dite « illégale » n’est pas autonome vis-à-vis des sphères bureaucratiques locales et centrales. Il s’agira de s’attaquer à l’essence et non aux apparences, c’est-à-dire à l’écosystème fondé sur une bureaucratie néfaste. Le bureau, comme l’a montré le grand sociologue Max Weber, est certes nécessaire dans toute économie, mais il doit être au service de la société et non fonctionner comme un pouvoir bureaucratique autonome.
Le pouvoir bureaucratique sclérosant a ainsi trois conséquences nuisibles au développement (voir notre contribution en 2008 au quotidien financier français Les Échos.fr, « Le terrorisme bureaucratique est l’obstacle majeur au frein à l’État de droit et à l’investissement productif ») : premièrement, une centralisation pour régenter la vie politique, sociale et économique du pays ; deuxièmement, l’élimination de tout pouvoir rival au nom du pouvoir bureaucratique ; troisièmement, le bureaucrate bâtit au nom de l’État des plans dont l’efficacité se révèle bien faible, le but étant de donner l’illusion d’un gouvernement même si l’administration fonctionne à vide, en fait de gouverner une population infime en ignorant la société majoritaire.