Expert en intelligence économique, Pierre d’Herbès évoque les causes et conséquences du commerce parallèle de tabac en Afrique. Responsabilité des industriels, législation anti -tabac insuffisante, taxes trop faibles ou encore traçabilité défaillante : tour d’horizon d’une problématique aux multiples facettes.
Si les chiffres sont difficiles à estimer, on estime que les pays d’Afrique subsaharienne perdraient plus de 100 millions de dollars de recettes fiscales par an à cause du commerce parallèle de cigarettes. Quelles sont les conséquences du trafic de cigarettes sur les populations ?
Elles sont multiples. En effet, le commerce parallèle de tabac prive les pays africains de recettes budgétaires. Une perte sèche pour des pays parmi les plus pauvres du monde qui peinent à financer ou entretenir leurs infrastructures ou bien à financer des écoles, des hôpitaux…. Les chiffres exacts sont en effet difficiles à évaluer, rien qu’à l’échelle de la CEDEAO, on estime les pertes à 700 milliards de francs CFA, soit 1 milliard d’euros, selon les données du Consortium pour la Recherche Economique et Sociale (CRES).
N’oublions pas les conséquences sanitaires puisque le trafic dope le tabagisme qui met à mal les systèmes de santé fragiles de la plupart des États du continent et affaiblit leurs politiques publiques anti-tabac. Or, de fait, le nombre de fumeurs augmente tendanciellement en Afrique malgré un faible niveau de prévalence [de consommation du tabac, ndlr] dans sa population. Une donne qui s’explique par la croissance rapide de la population du continent et le fait que le taux de prévalence est beaucoup plus élevé parmi les jeunes populations. C’est la raison pour laquelle le « marketing agressif » des industriels du tabac, pour reprendre les termes de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), vise spécifiquement les jeunes de ces pays.
La situation pourrait s’aggraver. Selon un rapport de l’Alliance des Ligues Africaines et Méditerranéennes contre le cancer (ALLIAM), l’Afrique francophone] ne serait en fait qu’au début de son « épidémie tabagique » sans renforcement des mesures sanitaires. Or, le lobbying de l’industrie est très actif pour freiner la législation anti-tabac, comme en témoigne l’indice sur l’ingérence de l’industrie du tabac en Afrique 2023 de l’Alliance pour le Contrôle du Tabac en Afrique (ACTA).
Il est parfois délicat de comprendre les ressorts sous-jacents du commerce parallèle de cigarettes. D’où viennent, concrètement, les cigarettes vendues sur les marchés parallèles ?
On va retrouver deux sortes de cigarettes sur les marchés parallèles : des cigarettes produites légalement par les industriels et des cigarettes de contrefaçon. Si la contrefaçon a tendance à augmenter, elle reste largement minoritaire par rapport aux cigarettes « légales », mais vendues en dehors des circuits de commercialisation réguliers.
En Europe, la circulation des cigarettes de contrebande est bien documentée. Les industriels du tabac alimentent ainsi les circuits de contrebande en vendant leurs produits à des grossistes d’Europe de l’Est ou Balkanique, puis qui les réexpédient illégalement ensuite dans des pays à forte fiscalité, voire jusqu’en Afrique du Nord. Autre méthode, le surapprovisionnement de pays d’Europe de l’Ouest à faible fiscalité, notamment en vue de fournir le consommateur français, particulièrement taxé. Ainsi, un pays comme le Luxembourg recevait en 2020 trois milliards de cigarettes, alors que la consommation intérieure du pays se situe autour des… 600 millions.
En Afrique, on remarque la même stratégie de surabondance des marchés par les industriels du tabac. Des pays comme le Mali, en proie au chaos sécuritaire depuis plus de 10 ans, ont été ainsi volontairement surabondés de milliards de cigarettes, comme le démontrait en 2021 une série d’enquêtes de l’OCCRP. Livrées via les ports des pays du golfe de Guinée, les cigarettes étaient transférées jusque dans les régions nord du Mali contrôlées par des groupes armés rebelles ou djihadistes. De là, la cargaison est ventilée à travers les routes de trafics transsahariennes à destination de la Libye, ou du Soudan via le Niger. Il faut bien noter que la situation n’a pas réellement évolué. Une étude de 2023 de Global Initiative against Transnational Organized Crime sur le crime organisé au Mali, indique que des milliards de cigarettes de contrebande transitent toujours par le Mali à destination du Sahel et de l’Afrique du Nord.
Le trafic de tabac entraîne aussi des conséquences sécuritaires globales, selon plusieurs experts…
Tout à fait et c’est très documenté. Le surapprovisionnement de zones de conflits n’est pas fortuit et en particulier au nord du Mali. Les groupes armés composés de nomades et de semi-nomades qui y évoluent sont la principale cheville ouvrière des trafics régionaux (or, migrants, stupéfiants, armes, etc.), notamment à destination de l’Afrique du Nord et de l’Europe. Ils jouent en général le rôle d’escorteurs, de convoyeurs sur les routes ancestrales de commerce de la région ou bien ils prélèvent des droits de passage. Ils sont cependant rarement les organisateurs des filières, même si certains groupes ont tendance à monter en puissance sur certains segments comme l’or. Tout ceci leur permet de générer des revenus réguliers. Problème, la région est depuis des années le théâtre d’un conflit qui oppose groupes armés rebelles du nord, groupes djihadistes et les États du Sahel occidental. Tout les jours la situation s’aggrave un peu plus.
De facto, le trafic de tabac, généralement associé à d’autres produits de contrebande, alimente directement ou indirectement l’effort de guerre de ces groupes armés qui pour certains usent de méthodes terroristes. In fine, alors même que l’armée française combattait ces groupes pour le compte des pays du G5 Sahel, les majors du tabac et le gouvernement malien contribuaient à les financer… Aujourd’hui la France s’en est allée, laissant d’autant plus le champ libre à l’inflation des trafics régionaux, dont le tabac.
Quelles sont, selon vous, les mesures à mettre en place pour lutter au mieux contre ces marchés parallèles de tabac ? D’un point de vue plus général, d’autres mesures sont aussi évoquées et jugées efficaces pour limiter la prévalence tabagique. Quelles politiques pourraient mener, d’un point de vue de la santé publique, les pays africains pour lutter contre cette « pandémie » ?
L’enjeu est ici de pouvoir déployer un système de traçabilité fiable et indépendant des cigarettiers. Dans cette optique, le texte du Protocole de l’OMS en la matière fait référence. Il est explicitement destiné à déployer un système strict qui garantisse une transparence totale dans toutes les étapes de la chaîne d’approvisionnement du tabac. En parallèle, les industriels du tabac tentent d’imposer leur propre système, Codentify. Si les droits ont été cédés en 2016 à une entreprise suisse, Inexto, des enquêtes ont démontré que des liens financiers et opérationnels subsistaient avec les majors du tabac : une contradiction flagrante avec le protocole de l’OMS. Il existe pourtant plusieurs organismes capables de fournir des systèmes de traçabilité indépendants.
En dehors de la traçabilité, les politiques publiques anti-tabac sont fondamentales. Elles sont ici de la responsabilité des États. Il est important de préciser que cela fonctionne, cette année l’ONU se félicitait de la baisse du taux de prévalence en Afrique, même au sein des jeunes populations. L’arsenal est assez vaste : interdiction de la publicité, sensibilisation aux risques pour la santé, paquets de cigarettes neutres ou encore la taxation pour augmenter les prix. Au mois de mai 2024, un article de The Conversation citait à ce propos une étude menée dans 16 pays africains qui montrait que des taxes plus élevées pourraient faire réduire aux jeunes leur consommation. Or les droits d’accise sur les paquets de tabac en Afrique représentent moins de 30% de leur prix. C’est un des chiffres les plus bas du monde.
Évidemment la coopération régionale est aussi importante. Sur le plan fiscal, une harmonisation à l’échelle des instances multilatérales apparaît aussi importante qu’en Europe. D’un point de vue opérationnel, sans faire de lapalissade, la lutte contre la contrebande passe par l’amélioration de la gouvernance : plus précisément des services de renseignement et des douanes. Ces derniers sont quasiment absents dans certaines régions comme le Mali du Nord ou bien manquent de moyens dans les zones portuaires et aéroportuaires. Sans parler des problématiques de corruption…