Par Jobrey Loïc AMONA, Cadre de banque
« Les dettes se contractent et se remboursent en monnaie. Dans les deux sens, elles vont de la politique budgétaire à la politique monétaire »
La problématique de la dette occulte une plus profonde réalité qui est celle des inégalités du système financier international et du commerce mondial. Il faut dire que la dette a toujours existé, et date du début de la civilisation. Elle a même précédé l’invention de la monnaie. Ce qui est important de comprendre c’est sa dynamique et ses mécanismes. Comment la dette affecte l’économie ? Quel est son apport aussi bien conjoncturel que structurel dans l’économie ? Cependant, l’économie ayant horreur de l’incertitude et du doute peut se confronter à des renversements brutaux, changeant ainsi son paradigme de façon profonde. Telle une rivière qui sort de son lit. Il y’a la crue.
Alors que tous les Etats du monde sont endettés, il apparaît qu’à des proportions moindres certains comparés à d’autres se trouvent dans une instabilité économique sans précédent. Ainsi, la France avec un niveau de dette publique établi à 3 228,4 Milliards € soit 112% de son PIB, même cachée, ne subit pas la même pression des IFI[1] comme les pays de la CEMAC dont l’endettement cumulé est bien en dessous à 56 862 millions €[2] soit un ratio dette/pib moyen de 57,79%.
Nonobstant ces disparités, les pays du nord continuent de lever les fonds comme les banques créent de la monnaie scripturale, tandis que le sud peine à s’en sortir et s’enfonce tous les jours dans une rareté extrême des ressources financières. Tout compte fait, ces pays sans accès aux financements, ne peuvent mener aucun projet structurel qui permette de transformer leurs économies, de créer des emplois, de favoriser la croissance et soutenir leur développement.
Bien au contraire, aux contextes, capacités de négociation, niveaux de revenus et de développement… différents, se pose l’épineuse question de la gestion et de la soutenabilité de la dette. Sous cet angle, la gestion de la dette des USA diffère de l’Europe qui elle est aux antipodes d’une réalité africaine. En Afrique, sa gestion se distingue d’un pays à un autre.
A cet égard, pour faire face à leur dette, les USA utilisent un subterfuge malicieux qui consiste à baisser la valeur du dollar, en créant de l’inflation. Ce qui entraine par conséquent une baisse du niveau de la dette. Ce levier, parmi d’autres, leur permet de juguler la dette et de maintenir sa gestion en dépit de son poids sur la richesse nationale. Le ratio dette/pib des USA est de 125% et le niveau de la dette publique se chiffre à 34 598 milliards de dollar soit 35,6% de la dette publique mondiale[3].
Quant à l’Europe, au plus fort de la crise économique et financière de 2008, à emboîter le pas des banques centrales, FED[4] et BoJ[5], et déployé le quantitative easing[6]. C’est 3 254 milliards d’euros[7] qui seront injectés au sein du système européen, une baisse du taux directeur en dessous de la trappe à liquidité, soit de 4,25% en Octobre 2008 à 1% en mai 2009. De septembre 2014 à septembre 2022, son niveau sera en dessous de 0%. L’utilisation du levier monétaire, quoique non conventionnelle, est de nature à amortir le choc de la dette. Cela se lit au travers de la déclaration de Mario Draghi, gouverneur de la BCE : « l’euro est irréversible. Nous allons faire tout notre possible, quoiqu’il en coûte, dans le cadre de notre mandat, pour avoir dans la zone euro une politique monétaire commune pour maintenir la stabilité des prix et sauver l’euro »[8]. L’objectif visé et atteint était d’apporter une réponse à la dette par le canal de la monnaie.
Cependant, l’hétérogénéité des économies africaines, ses différentes zones économiques et les défis auxquelles elles font face, appelle à des singularités dans la gestion de la dette renforçant de facto leurs vulnérabilités face au diktat de la Troïka.
De ce qui précède, quelles sont les causes profondes de la dette et les conséquences associées dans ces pays ? Quels sont les limites de nos Etats face à la dette ? Quels leviers peuvent-ils être envisagés pour accompagner le désendettement ?
Le mécanisme de la dette
La dette n’a pas de véritable coût tant que le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance. Cependant si le taux de croissance devient inférieur au taux d’intérêt, cela devient problématique.
Nous sommes tous endettés, vous, moi, les entreprises, les Etats. Aujourd’hui la grande machine de l’économie est motorisée par la dette. Nous vivons à crédit. Nos maisons, nos voitures, nos écoles, les dépenses des Etats sont financés par des emprunts. La dette est devenue le véritable carburant de l’économie mondiale et le moteur de la croissance mondiale. En effet, depuis 2010, la dette publique mondiale a presque doublé. Elle est passé de 51 000 milliards de dollars à 97 000 milliards de dollars en 2023[9].
La hausse des taux d’intérêt pèse lourdement sur les budgets publics, en particulier dans les pays en développement où plus de 3,3 milliards de personnes qui y vivent consacrent plus d’argent au paiement des intérêts de la dette qu’à l’éducation, au besoin de santé, à la réduction de la pauvreté… Cette ampleur souligne le besoin impératif de mettre en lumière les causes profondes de la dette au niveau des pays de l’AfSS[10].
D’où vient le problème du surendettement ?
« La dette publique au Congo est depuis plusieurs années particulièrement élevée, et a culminé en 2020 à 103,1 % du PIB. Le FMI estime, dans ses analyses de viabilité de la dette (AVD), que le pays est en situation de surendettement. En moyenne, entre 2018 et 2022, 59 % de cette dette était extérieure, et son service (remboursement en capital et intérêts), qui atteignait 37,6 % des recettes budgétaires, était le plus élevé de la CEMAC »[11].
D’un côté, l’analyse de l’endettement extérieur en AfSS comme en CEMAC devrait s’analyser sous quatre paramètres : la devise, la durée de remboursement et le délai de grâce. Le dernier et pas des moindres est le taux d’intérêt. Dès lors, si nos Etats, cas du Congo, consacrent une si grande partie des recettes budgétaires au remboursement du service de la dette (capital et intérêts compris), c’est parce que les quatre paramètres ne leur sont pas favorables.
En effet, nos Etats sont présentés comme à haut risque. Ils éprouvent des difficultés continues à lever des fonds sur les marchés internationaux. En conséquence, les prêts sont accordés à des taux variables et élevés, aux conditions d’accès souvent opaques, et à des maturités en général, courtes. Dès lors, tout mouvement de taux sur les marchés mondiaux renchérit le coût de la dette, et ce depuis 1970. A contrario, les recettes, issues des exportations baissent, drastiquement, créant un effet ciseau sans précédent pour ces Etats.
De l’autre, les effets de la crise financière de 2009, de la baisse du cours pétroliers de 2016, de la pandémie de Covid-19, puis des effets délétères liées à la crise Russo-ukrainienne témoignent fortement une augmentation des ratios dette publique sur PIB quant à leurs évolutions au niveau mondial suites aux différentes fluctuations macroéconomiques (Ando et al [2023]). En outre, dans les pays de la CEMAC, cet accroissement de l’endettement public ne se manifestent pas de la même façon car ces derniers sont homogènes et continuent tous à restructurer leur dette. Aussi, bien que les chocs macroéconomiques dans ces pays aient cependant des caractéristiques différentes, ces économies sont généralement sensibles aux chocs économiques, et la persistance de déficits publics élevés se traduit souvent par un accroissement de la dette publique (Zamaróczy et Al [2018]). Alors, dans le long terme, le respect de la contrainte budgétaire, qui est une contrainte de financement, impose un ajustement des recettes et des dépenses publiques.
Le Congo, comme la plupart des pays en zone subsaharienne, dispose d’une économie foncièrement dépendante des ressources naturelles dont le pétrole, que le pays a substitué au bois depuis le premier choc pétrolier de 1975.
Au 31 décembre 2023, la dette publique se chiffre à 8 820,20 milliards de FCFA représentant 100,8% du PIB contre 8 038,28 milliards FCFA soit 92,5% du PIB en 2022[12]. La dette publique se décompose en dette intérieure soit 5 017,51 milliards FCFA correspondant à 56,8% de l’encours total contre 3 802,77 milliards FCFA de dette extérieure soit 43,2% dudit encours. La structure de la dette extérieure est composée des créanciers bilatéraux (45,86%), de créanciers multilatéraux (27,14%) et de créanciers commerciaux (27%). En ce qui concerne la stratification de la dette intérieure, celle-ci est constituée des valeurs du trésor (BTA, OTA) de la consolidation BEAC, de l’emprunt obligataire, de la dette bancaire, des allocations DTS de la dette commerciale auditée et de la dette sociale (arriérés de pension, des droits des entreprises d’État liquidées, évacuations sanitaires etc…)[13].
Limites de nos Etats
On ne peut pas mener de politiques économiques sans financements.
Dans le jeu du commerce international, le levier fort d’ajustement ne dépend pas de la capacité de nos Etats. Cela est hors contrôle. C’est ce qu’on appelle par les termes de l’échange[14]. Les variations des termes de l’échange influent particulièrement sur les résultats macroéconomiques et le revenu des pays en développement exportateurs de produits de base. Ces dégradations depuis les années 70, sans autres solutions d’atténuation des chocs, conduisent les Etats AfSS à faire appel aux marchés internationaux des capitaux ou à l’épargne nationale.
Au désavantage de ces économies, cette situation ne génère pas un cycle infernal de la dette plutôt un cycle infernal du sous-développement, compromettant toutes perspectives de croissance. Au regard de ce qui précède, il faut relativiser la situation de la dette des pays africains AfSS non pas par déni, mais parce que les règles implicites du système financier mondial ne sont que favorables aux pays riches assurant à ces derniers un accès facile et des conditions souples aux financements quand les pays pauvres, AfSS, se font asphyxier.
La Troïka
Le FMI, la Banque Mondiale et le Club de Paris[15] forment cette alliance qui a longtemps dirigé les plans de noyade des économies endettées de la CEMAC. Les conditions imposées restent les mêmes : des politiques d’austérité.
Après la dévaluation, par la France, par ailleurs c’est elle qui préside le Club de paris, de 50% de la valeur du francs CFA en 1993, des politiques d’ajustements structurels ont été imposées aux Etats concernés. Après le fiasco constaté, un changement de formule avec la même philosophie accouche le : DSRP[16].
Il en ressort :
- Des réductions des dépenses publiques (arrêt des subventions des dépenses de carburant, cas du Congo-Brazzaville) ;
- Davantage d’ouverture du/des pays aux capitaux étrangers et au commerce international (davantage d’entreprises étrangères bénéficiant des avantages fiscaux, douaniers…induisant une faible capacité de collecte donc de la seule ressource de l’Etat) ;
- Libéraliser le marché du travail et réduire le poids de l’Etat (toutes les entreprises étatiques ont été déjà privatisées des suites des PAS…) ;
- Déréglementer le marché du travail.
Telle est en résumé les contreparties des mesures d’allègement de dettes dites aides aux développement. Une politique de restriction budgétaire se traduit par une chute de la production et une baisse des recettes fiscales, donc une dégradation du ratio d’endettement sans pour autant rassurer les marchés. Enfin, avec une politique monétaire communautaire, le levier inflation ne peut être utilisé.
Double peine pour les Etats
Sans levier monétaire, les Etats CEMAC se trouvent face à une double peine.
En zone CFA, le système bancaire est caractérisé par un rationnement de crédit. Les fonds ne sont pas suffisamment mobilisés vers l’investissement dans l’appareil de transformation local pour soutenir l’industrie, l’agriculture… nécessaire à la création de l’emploi, et à la création de valeur. C’est la conséquence directe de la politique monétaire restrictive téléguidée par la France et inscrite dans la ligne droite de la Banque de France et, depuis de celle de la BCE, dont les représentants siègent toujours au Conseil d’Administration des deux banques centrales que sont la BEAC et la BCEAO. La cible de l’inflation[17] qui ne cadre pas avec les besoins de liquidité des économies est incompatible à la mobilisation du crédit ce, en raison d’un maintien toujours à la hausse des taux directeurs[18], il s’opère un contrôle de la masse monétaire et de sa composante crédit. Ce qui ipso facto entraine un rationnement de crédit productif. Donc : moins d’investissements, moins d’infrastructures et enfin pour couronner le tout moins de développement.
En effet, les interventions de la banques centrales de relever les taux directeurs n’ont été et ne sont que de nature à rationner la liquidité bancaire-le refinancement auprès du guichet banque centrale coutant plus cher – et à renchérir le coût du crédit-les banques augmentent les taux pour compenser le coût de l’argent et marger pour le coût du risque de transformation qu’elles prennent. Cette orientation se veut de nature à limiter la dynamique de l’investissement du secteur privé avec son effet boule de neige…
Conclusion
C’est parce que quand la dette dépasse un certain seuil, les impôts servent alors à payer les intérêts au lieu de financer les dépenses de l’Etat (hôpitaux, écoles, enseignants…). Au titre de son budget 2024, la République du Congo devrait consacrer XAF 1591,55 milliards au titre du service de la dette bien au-dessus de l’objectif de collecte de recettes fiscales fixé à XAF 920,9 milliards. Comme le rappelait Michel Barnier[19] « le 1er remède de la dette, c’est la réduction des dépenses […] le deuxième remède, c’est l’efficacité des dépenses publiques ». On comprend aisément que la dette, peut s’assimiler à une banane qu’il faut se garder de ne pas jeter entre ses jambes. Elle peut être fatale au moment de se lever.
Toutefois, si elle jugée illégale, illégitime et abusive, la voie royale est celle de refuser de payer lesdites dettes. C’est cette mesure que nos Etats doivent porter devant la cour internationale de justice. Il y’a spoliation. En lançant un audit de la dette sur la période de 1970 à 2010 en passant en revue tous les contrats d’endettement, il serait dès lors possible de retirer la portion illégale.
Équateur, Argentine, Paraguay. Voilà autant de pays qui ont refusé de payer leurs dettes à la Banque mondiale, au FMI, au Club de Paris et aux banquiers.
Pour y parvenir, il faut lever un certain nombre de barrières internes au niveau des Etats. Cela s’accompagne d’un pragmatisme authentique en démontrant de réelles capacités de pilotage et de supervision des plans nationaux de développement. Pour se faire, les actions suivantes doivent être déployées :
- Le déploiement d’un appareil productif suffisamment industrialisé et efficace ;
- La création des industries industrialisantes avec des politiques agricoles communes en exploitant la théorie des avantages comparatifs ;
- Le renforcement de l’intégration sous-régionale aussi bien sur le plan économique que politique avec une convergence des vues. Le marché commun est embryonnaire et le volume des échanges restent encore très faible (≤ 10% du volume des échanges au niveau CEMAC et +/- 15% au niveau UEMOA), les facteurs de production ne circulant quasiment pas ;
- Une indépendance plus prononcée de la banque centrale ; indépendance vis-à-vis du pouvoir politique mais également de la Banque de France. Dans ses nouveaux statuts, il en est fait clairement mention mais cette action tarde de suivre dans les faits ;
- Une convergence des politiques budgétaires pour favoriser les policy-mix. Le seul objectif de stabilité monétaire signifie un taux d’inflation faible et un taux de couverture de la monnaie suffisant (le seuil minimal est de 20 %), n’est pas suffisant pour inciter la croissance via l’investissement, source de création d’emplois.
« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes. »
[1] Institutions financières Internationales dont les deux principales sont le FMI et la BM
[2] Download World Economic Outlook database: April 2024
[3] Données à 2024, CNUCED
[4] Réserve Fédérale, Banque centrale des Etats Unis
[5] Bank of Japan
[6] Politique d’assouplissement quantitatif initiée par la Banque du Japon, elle a ensuite été implémentée aux États-Unis, au Royaume-Uni, puis dans la zone euro. Le QE consiste est un outil de politique monétaire non conventionnelle. Il consiste, pour une banque centrale, à intervenir de façon massive, généralisée et prolongée sur les marchés financiers en achetant des actifs (notamment des titres de dette publique) aux banques commerciales et à d’autres acteurs. Ces achats massifs entrainent une baisse des taux d’intérêt. Cela permet aux ménages, aux entreprises et aux États de continuer à se financer à de bonnes conditions, favorisant la croissance économique et la remontée du taux d’inflation à un niveau compatible avec la stabilité des prix.
[7] https://www.banque-france.fr/fr/publications-et-statistiques/publications/quantitative-easing
[8] Lors
[10] Afrique Subsaharienne
[11] Banque de France, Rapport monographie Congo
[12] World Economic Outlook Database
[13] Bulletin statistique de la dette publique de la Caisse Congolaise d’Amortissement
[14] Rapport entre le prix unitaire à l’exportation et le prix unitaire à l’importation, chacun de ces prix étant mesuré avec la même unité monétaire. Lorsque le premier augmente davantage que le second, les termes de l’échange s’améliorent : les mêmes quantités exportées permettent d’acheter une quantité accrue de marchandises importées. Lorsque, à l’inverse, les prix à l’exportation augmentent moins que les prix à l’importation, il y a détérioration des termes de l’échange : il faut vendre davantage de marchandises pour obtenir le même pouvoir d’achat en marchandises importées. https://www.alternatives-economiques.fr/dictionnaire/definition
[15] Crée en 1956, Le Club de Paris est un groupe informel de créanciers publics dont le rôle est de trouver des solutions coordonnées et durables aux difficultés de paiement
[16] Le Document de stratégie pour la réduction de la pauvreté (DSRP) décrit les politiques et programmes qu’un pays entend mettre en œuvre sur le plan macroéconomique, structurel et social afin de promouvoir la croissance et de réduire la pauvreté, ainsi que les besoins de financement extérieur qui y font pendant.
[17] Plus royaliste que le roi, l’UEMOA applique un taux seuil d’inflation de 2% et son compère CEMAC de 3%
[18] Le Taux d’Intérêt d’Appel d’Offre de la BEAC analysée de 2012 à 2022 ressortait en moyenne à 4%. Il en ressort qu’à certaines périodes, il s’est établi une relation inverse entre taux directeur et masse monétaire.
[19] Michel Barnier, Premier Ministre français lors de son discours de politique générale à l’assemblée nationale Octobre 2024. Il sera poussé à la démission par une motion de censure le 03.12.24