Par Pr Amath NDIAYE, FASEG-UCAD.
En Allemagne, en 2024, le prix du kilowattheure d’électricité était deux fois plus cher qu’au Sénégal. Depuis Janvier 2025, le salaire minimum garanti en Allemagne équivaut à vingt cinq fois celui du Sénégal. Au vu de ces coûts de facteurs de production, peut-on en conclure que l’économie sénégalaise est plus compétitive que celle de l’Allemagne ? Non, car la compétivité économique ne se limite pas aux coûts des facteurs de production car c’est un concept bien plus complexe. C’est pour cette raison que nous devons toujours faire la distinction entre compétitivité-prix et compétitivité structurelle. La compétitivité structurelle est la capacité à vendre des produits ou services sur les marchés intérieur et extérieur, indépendamment de leurs prix mais en faisant valoir d’autres arguments (qualité, innovation, services après-vente, image de la marque, délais de livraisons, capacité de vendre à crédit, capacité de s’adapter à une demande diversifiée, etc.).
Ce type de compétitivité demande du temps pour se construire car elle repose sur la perception de l’offre par les clients ; perception qui elle-même se bâtit sur le long terme en fonction de la satisfaction procurée dans le passé. Elle exige aussi beaucoup d’investissements publics et privés pour développer et maintenir une offre en quantité et qualité suffisantes. Ainsi, la compétitivité structurelle d’une économie dépend des infrastructures, de la gouvernance publique, de l’environnement institutionnel et des des affaires, de la qualité des ressources humaines, des performances macroéconomiques et de la recherche-développement, entre autres facteurs.Quelles sont les leçons à en tirer pour l’Afrique ?
Les Indicateurs de la compétitivité structurelle
Plusieurs rapports influents évaluent la compétitivité économique des pays et des régions àtravers le monde. Nous en citetrons les trois principaux.
Le Global Competitiveness Report (Rapport sur la compétitivité mondiale)
C’est un rapport sur la compétitivité mondiale publié annuellement par le Forum économique mondial (World Economic Forum, WEF). Il fournit une évaluation détaillée des facteurs influençant la compétitivité économique des pays à travers le monde, sur la base de données relatives aux performances économiques et à la qualité des institutions.
Il calcule un Indice de Competitivité Globale (ICG) qui mesure la compétitivité d’un pays en se basant sur 12 piliers. Ces piliers représentent les facteurs qui contribuent à la productivité et à la prospérité à long terme d’un pays. Ces 12 piliers sont regroupés en 3 secteurs :
– Besoins fondamentaux (Institutions, Infrastructure, Stabilité macroéconomique, Santé, Éducation de base)
– Efficacité des facteurs (Éducation supérieure et formation, Efficacité du marché du travail,—
-Efficacité du marché des biens, Développement du marché financier)
– Innovation et sophistication (Préparation technologique, Taille du marché)
Les pays souvent bien classés dans ce rapport sont :
– la Suisse : régulièrement en tête grâce à sa stabilité macroéconomique, ses infrastructures de pointe et ses innovations.
– Singapour : salué pour son environnement favorable aux affaires et son efficacité administrative.
– les États-Unis : leader dans l’innovation, avec une forte capacité à attirer des talents et des investissements.
Selon le rapport sur la compétitivité mondiale publié en 2018, les pays africains les mieux classés étaient les suivants : Île Maurice 49ᵉ position mondiale, Afrique du Sud 67ᵉ, Seychelles74ᵉ, Maroc 75ᵉ , Tunisie 87ᵉ , Botswana 90ᵉ, Algérie 92ᵉ, Égypte 94ᵉ, Namibie 100ᵉ et Kenya101ᵉ.
Le Doing Business Report/ Business-Ready
Publié par la Banque mondiale, le rapport Business Ready a remplacé le rapport Doing Business arrêté en 2021. Tandis que le Doing Business se concentrait sur l’évaluation de l’environnement des affaires pour les petites et moyennes entreprises, Business Ready vise le développement du secteur privé dans son ensemble. Le B-Ready se distingue ainsi de son prédécesseur par une approche plus équilibrée et transparente. Il repose sur trois piliers principaux : le cadre réglementaire, les services publics et l’efficacité opérationnelle du système. Ces piliers sont mesurés à travers dix indicateurs clés liés au cycle de vie des entreprises, de leur création à leur insolvabilité.
Le rapport 2024 évalue le climat des affaires et de l’investissement dans 50 économies, en se basant sur 1200 indicateurs. Sur les 15 pays africains évalués, huit sont classés dans le rapport.
Avec un score moyen de 72,67/100, le Rwanda s’impose comme le leader incontesté en Afrique en matière de climat des affaires. Il est suivi de l’Ile Maurice qui affiche un score moyen de 63,67/100, se classant donc à la deuxième place en Afrique. Maurice obtient notamment de bons résultats en efficacité opérationnelle (70/100). Le Maroc, quant à lui, enregistre un score moyen de 62,67/100 et se distingue particulièrement dans le pilier du cadre réglementaire avec 69/100. Le Botswana obtient 61/100, le Togo 56,1/100, la Tanzanie 59,67/100, le Ghana 56,33/100 et la Côte d’Ivoire 52,67/100.
IMD World Competitiveness Yearbook (WCY)
Le WCY, publié chaque année depuis 1989 par IMD Business School (Suisse), fournit les indicateurs parmi les plus connus. Il analyse et classe les pays en fonction de leur capacité à créer et à maintenir un environnement qui permet aux entreprises d’être compétitives. L’indicateur repose sur plus de 300 critères en référence à la littérature économique, aux sources internationales, nationales et régionales et suivant les recommandations de la communauté financière et des agences gouvernementales. L’évaluation de la compétitivité des pays est axée sur quatre sous-indices principaux : l’efficacité économique, l’efficacité du gouvernement, l’efficacité entrepreneuriale et les infrastructures.
Dans le classement de World Competitiveness Yearbook 2024 , Singapour s’est démarqué en tête avec un score parfait de 100 points, suivi de près par la Suisse, le Danemark et l’Irlande.
Le WCY 2024 classe désormais quatre pays africains parmi les 67 économies étudiées, une première depuis la création de cet indice il y a 36 ans. Selon le rapport, l’Afrique est représentée par le Botswana (55e au niveau mondial), l’Afrique du Sud (60e), le Nigeria (64e) et le Ghana (65e). Notons que c’est la première apparition du Nigeria et du Ghana dans ce classement. Bien que jugée encore faible, la contribution africaine révèle une dynamique de croissance et de développement économique non négligeable.
Pour l’Afrique, l’inclusion de quatre de ses pays dans ce classement prestigieux témoigne d’une progression significative en matière de compétitivité. Cependant, cela révèle la nécessité de réformes continues et de stratégies ciblées pour améliorer les infrastructures, la gouvernance et l’entrepreneuriat.
Incapacité structurelle de l’Afrique à optimiser les avantages de l’AGOA et du TSA
Le programme « Tout sauf les armes » (TSA), mis en place par l’Union européenne en 2001, permet aux pays les moins avancés (PMA) d’exporter presque tous leurs produits (sauf les armes et les munitions) vers l’Europe sans droits de douane ni quotas. L’AGOA (African Growth and Opportunity Act) est une loi américaine adoptée en 2000 qui vise à faciliter les exportations des pays africains vers les États-Unis en supprimant les droits de douane sur de nombreux produits.
Bien que ces initiatives offrent des opportunités considérables, l’Afrique peine à en tirer pleinement profit pour plusieurs raisons, notamment structurelles, économiques, et institutionnelles. A titre de comparaison, en 2022 , l’Inde a exporté aux USA des biens et services pour une valeur de 85,5 milliards de dollars pendant que les pays africains bénéficiaires de l’AGOA n’y ont exporté que pour 9,7 milliards de dollars.
Parmi les facteurs défavorables, il y a la dépendance aux matières premières qui fait que de nombreux pays africains concentrent leurs exportations sur les matières premières (pétrole, minerais) plutôt que sur des produits manufacturés ou transformés à forte valeur ajoutée.
L’Afrique exporte principalement un nombre limité de produits éligibles à l’AGOA (textiles, vêtements, pétrole brut) et n’exploite pas pleinement les opportunités offertes dans d’autres secteurs tels que l’agroalimentaire, les technologies ou les produits pharmaceutiques.
Il y a aussi l’absence d’industries manufacturières compétitives à cause des coûts élevés, des infrastructures insuffisantes et de la faible productivité. Les produits africains, notamment textiles ou manufacturés, ont du mal à concurrencer, sur les marchés européen et américain, les produits provenant de pays comme la Chine ou l’Asie du Sud-Est qui disposent d’une main-d’œuvre moins coûteuse et d’économies d’échelle.
Les infrastructures insuffisantes (ports, aéroports, routes, entrepôts) augmentent les coûts de production et d’exportation. Les retards logistiques et les coûts élevés de transport rendent les produits africains moins compétitifs, même avec des avantages tarifaires.
Par ailleurs, les PME africaines manquent de ressources nécessaires pour se conformer aux normes européennes et américaines, en matière de qualité, de sécurité alimentaire et de développement durable (traçabilité, certifications, respect des normes sanitaires et phytosanitaires) . Elles ne bénéficient pas non plus d’un soutien administratif suffisant pour le respect de ces normes complexes et coûteuses.
Même avec l’accès préférentiel au marché européen et américain, les produits africains font face à une concurrence intense de pays plus industrialisés ou disposant d’accords commerciaux similaires (ex. : Asie du Sud-Est via le SPG+, Amérique latine via d’autres accords bilatéraux). Et les produits africains sont souvent perçus comme étant de moindre qualité, ce qui limite leur attractivité.
Bien que l’AGOA et le TSA offrent un accès sans droits de douane, les investisseurs étrangers hésitent à installer des usines en Afrique en raison des obstacles structurels (corruption,instabilité politique et économique, insécurité juridique).
Le manque de compétitivité structurelle freine considérablement le développement de l’Afrique en affectant la capacité des pays africains à exploiter leur potentiel économique, à attirer des investissements et à s’intégrer efficacement dans l’économie mondiale.
Le manque de compétitivité structurelle empêche le développement de chaînes de valeur locales pour transformer sur place ses matières premières en produits à haute valeur ajoutée. L’Afrique reçoit la proportion la plus faible des investissements directs étrangers (IDE) mondiaux ; ce qui limite le transfert de technologies, la création d’emplois et le développement économique.
Les infrastructures de transport (routes, ports, aéroports, chemins de fer), d’énergie et de télécommunications doivent être multipliées et intégrées au niveau continental.
L’Afrique doit promouvoir l’éducation et la formation professionnelle afin de disposer d’une main-d’œuvre qualifiée capable de répondre aux exigences du marché.
Elle doit lutter contre la corruption, la bureaucratie excessive et l’instabilité politique qui dissuadent les investisseurs locaux et étrangers.
L’Afrique doit également tirer parti de la zone de libre échange continentale africaine (ZLECAf) pour favoriser son intégration régionale et améliorer sa compétitivité globale.
Références :
– Annual reports World Economic Forum, Suisse.
– Ready Business Report, Banque Mondiale, Washington, 2024.
– World Competiveness yearBook, International Institute for Management Development IMD ) Suisse, 2024.
A propos
Prof. Amath Ndiaye est un éminent économiste sénégalais, titulaire d’un Doctorat d’État en Sciences Économiques de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (2001) et d’un Doctorat de 3e cycle en Économie du Développement de l’Université de Grenoble, France (1987). Depuis 1987, il enseigne à la Faculté des Sciences Économiques et de Gestion de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Expert reconnu, il a collaboré avec des institutions prestigieuses telles que la Banque Africaine de Développement, la Banque Mondiale, et le FMI, se spécialisant notamment dans les domaines des taux de change, de la croissance économique, et du développement institutionnel. Il était expert-membre du comité de pilotage de la Commission de l’Union Africaine pour la Création de la Banque Centrale Africaine.. Prof. Ndiaye est l’auteur de nombreuses publications influentes, notamment sur les régimes de change et la croissance économique en Afrique de l’Ouest. Trilingue, il maîtrise le wolof, le français et l’anglais.