Par Pr Amath NDiaye UCAD-FASEG.
La crise des années 1930, qui débute avec le krach financier de 1929, marque un tournant dans l’histoire économique. Il s’agit d’une période de crise économique mondiale dont les conséquences sont une baisse importante de la demande et un chômage massif .
Dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), John Maynard Keynes montre que les théories classiques et néoclassiques sont incapables d’expliquer cette crise et d’y apporter des solutions. Ainsi, il va entamer un renouvellement théorique en soulignant les limites de la régulation économique par les marchés. L’intervention de l’Etat, pour lui, est légitime pour relancer l’économie et résorber le chômage.
Concepts de base de la théorie keynésienne
Critique de la loi de Say
La loi de Say (École classique) dit que l’offre crée sa propre demande. Tout l’argent gagné par la vente d’un produit, sert au producteur pour s’acheter d’autres produits. Il s’agit d’un circuit dans lequel la monnaie ne sert qu’à faciliter l’échange. Keynes conteste cette proposition: la monnaie n’est pas seulement demandée pour faire des échanges mais aussi par « précaution » (l’incertitude de l’avenir pousse à garder de l’argent de côté) et par « spéculation » (l’argent est mis de côté pour le cas où une bonne opportunité se présenterait). Une certaine partie des revenus n’est donc pas redestinée automatiquement à la demande (consommation et investissement) mais est épargnée voire thésaurisée.
Ainsi en réfutant la loi de Say, Keynes montre qu’il peut exister un déséquibre entre l’offre et la demande de biens et services. La crise des années 1930 caractérisée par une surproduction (offre supérieure à la demande) en est une parfaite illustration. Donc, contrairement aux classiques, il considère que l’offre ne crée pas la demande mais que c’estplutôt la demande qui conditionne l’offre. C’est la demande effective qui explique le niveau de la production et de l’emploi.
La demande effective
La demande effective représente la demande globale anticipée par les entreprises. Elle détermine les niveaux d’investissement et d’embauche des entreprises. Si les entreprises anticipent une faiblesse de la demande , elles réduisent leurs productions et leurs investissements, ralentissant ainsi la croissance de l’économie ou aggravant sa récession. Si elles anticipent une augmention de la demande, elles vont augmenter leurs productions et leursinvestissements.
Pour les classiques et les néoclassiques, il n’exite pas de chômage involontaire dans une économie marché (capitaliste) régulée par l’offre et la demande. Ils estiment que, si des personnes sont au chômage, c’est parce qu’elles refusent de travailler au salaire d’équilibre.Autrement dit, elles préfèrent rester sans emploi plutôt que d’accepter un salaire plus bas.
Keynes pense que le salaire n’est pas flexible à la baisse, c’est-à-dire que les travailleurs refusent toujours une baisse de salaire. Compte tenu de la faiblesse de la demande effective et de la non flexibilité des salaires, une économie peut rester bloquée dans un équilibre de sous-emploi. C’est dire une situation où l’offre et la demande de biens et services sont égales mais où il existe du chômage.
Pour y remédier, Il prône une intervention de l’État pour stimuler la demande globale, notamment par des politiques budgétaires expansionnistes. Cela inclut des investissements publics massifs, des politiques de redistribution et des baisses d’impôts ciblées.
Le Multiplicateur keynésien
Selon J.M. Keynes, dans un contexte de chômage involontaire (différent du chômage frictionnel ou volontaire chez les néo-classiques), l’Etat déclenche des augmentations cumulatives de la consommation et du revenu qui vont diminuer le chômage, grâce à l’effet multiplilicateur de l’augmentation initiale des dépenses publiques.
Trois hypothèses sont au fondement du multiplicateur keynésien :
1) Raisonnement en courte période : dans ce cas, les capacitésde production sont fixes, et elles sont en partie inutilisées.
2) Les prix sont fixes et il existe un chômage causé par une insuffisance de la demande.
3) Le taux d’intérêt est constant pour éviter un effet d’éviction.
Prenons le cas où l’État augmente ses dépenses de 20 milliards d’euros pour construire des routes. La propension marginale à consommer (pmc) désigne la part de l’augmentation du revenu destinée à la consommation. Ici, si le revenu augmente de 20 Euros, la consommation augmente de 16 Euros donc pmc = (16/20 = 0,8) . Autrement dit, l’épargne augmente de 4 Euros. Donc la propension marginale à épargner (pme) estégale à (4/20 = 0,2).
Ces 20 milliards deviennent des revenus pour les entreprises de construction, leurs salariés, leurs fournisseurs, etc. Ces revenus supplémentaires seront partiellement dépensés (consommation) et partiellement épargnés, mais la partie consommée constitue une nouvelle demande, qui génère à son tour une nouvelle production. Cette nouvelle production va à son tour générer de nouveaux revenus qui à leur tour vont générer une nouvelle consommation, ainsi de suite jusqu’à la fin du processus.
Le tableau ci-dessous décrit la propagation itérative de l’augmentation du revenu (ΔY) et de la consommation (ΔC), suite à une augmentation initiale de l’investissement (ΔI) de 20.
Pour l’étape 1 par exemple :
– ΔS (augmentation de l’épargne) = pms x ΔY (augmentation du revenu) =
0,20 x 20 = 4
– ΔC (augmentation de la consommation) = pmc x ΔY (augmentation du revenu) =
0,8 x 20 = 16
Schéma itératif de l’augmentation des investissemntspublics de 20 milliards
Étape | ΔY (augmentation du revenu) | ΔS (augmentation de l’épargne ) | ΔC (augmentation de la consommation) |
1 | 20(investissement initial) | 4 | 16 |
2 | 16 | 3,2 | 12,8 |
3 | 12,8 | 2,6 | 10,2 |
4 | 10,2 | 1,9 | 8,1 |
5 | 8,1 | 1,6 | 6,5 |
6 | …………….. | ………… | |
7 | ………………. | ………….. | |
10 (Etape finale) | 0, | 0, | 0, |
TOTAL | 100 | 20 | 80 |
On observe que chaque itération génère une augmentation de revenu et de la consommation de plus en plus petite. L’étape finale est atteinte théoriquement, lorsque la somme des variations successives converge vers la valeur totale de 100. Cela se produit lorsque les termes deviennent extrêmement petits, proches de 0. Au bout du processus, l’augmentation des investissements publics de 20 milliards a entrainé une augmention du revenu national de 100 milliards.
Ce résultat pouvait être obtenu directement en applicant la formule du multiplicateur :
Le multiplicateur = k = = . Ce qui donne 100 = 5 x 20.
Interprétation du multiplicateur : dans cette économie, à partir du comportement de la population qui consomme 80% de son revenu supplémentaire (pmc = 0,8), on peut dire que toute augmentation de l’investissement d’1 Euro se traduit par une augmentation du revenu national de 5 Euros.
La contribution de Keynes à la politique économique repose sur l’idée que l’État a un rôle crucial à jouer pour stabiliser l’économie et éviter les crises. Sa pensée insiste sur la nécessité de stimuler la demande globale, d’utiliser les déficits budgétaires soutenables et de réguler les marchés. Son approche reste au cœur des débats économiques contemporains, particulièrement face à l’offensive de la nouvelle économie classique.
A propos
Prof. Amath Ndiaye est un éminent économiste sénégalais, titulaire d’un Doctorat d’État en Sciences Économiques de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (2001) et d’un Doctorat de 3e cycle en Économie du Développement de l’Université de Grenoble, France (1987). Depuis 1987, il enseigne à la Faculté des Sciences Économiques et de Gestion de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Expert reconnu, il a collaboré avec des institutions prestigieuses telles que la Banque Africaine de Développement, la Banque Mondiale, et le FMI, se spécialisant notamment dans les domaines des taux de change, de la croissance économique, et du développement institutionnel. Il était expert-membre du comité de pilotage de la Commission de l’Union Africaine pour la Création de la Banque Centrale Africaine.. Prof. Ndiaye est l’auteur de nombreuses publications influentes, notamment sur les régimes de change et la croissance économique en Afrique de l’Ouest. Trilingue, il maîtrise le wolof, le français et l’anglais.