Par Benoît S. NGOM, Président de l’Académie Diplomatique Africaine (ADA).
Juriste, précisément constitutionnaliste, Benoît Ngom dispose d’une longue expérience dans la médiation et la résolution des crises politiques en Afrique, de Johannesburg à Lomé. Président de l’Academie Diplomatique Africaine, l’intellectuel suit avec une attention particulière les évolutions de l’actualité politique et judiciaire de son pays, le Sénégal. Dans cette chronique, celui qui fut l’un des proches conseillers du président Abdou Diouf du Sénégal appelle le continent à rompre avec « cette mentalité d’assisté «
La décision du président Donald Trump de suspendre l’aide à l’Afrique et de fermer l’USAID pourrait marquer un tournant dans l’émancipation du continent. Depuis des décennies, l’aide internationale a entretenu une dépendance qui a convaincu de nombreux Africains que leur avenir repose sur la générosité étrangère. Cependant, nous ne pouvons ignorer que cette décision brutale et inattendue entraînera nécessairement de lourdes conséquences sociales en Afrique. Nous osons espérer que l’administration américaine, tout en mettant fin à ses engagements avec les États concernés, respectera les us et coutumes qui régissent les conventions internationales en la matière. Les États-Unis, première puissance mondiale et membre permanent du Conseil de sécurité, ont un devoir d’exemplarité qui les oblige à ne pas se détourner des conséquences de leurs actes. Cela dit, l’Afrique doit évoluer vers le renforcement de sa souveraineté.
L’élite africaine, souvent plus soucieuse de préserver ses privilèges que de favoriser un véritable développement local, a renforcé cette dépendance à l’égard de l’étranger. Elle perpétue l’idée que les solutions aux problèmes du continent viendront de l’extérieur. Résultat : de nombreux jeunes Africains prennent des risques extrêmes pour atteindre l’Occident, perçu comme un « eldorado ».
Pourtant, les Africains doivent comprendre qu’eux seuls peuvent transformer leurs pays en lieux où il fait bon vivre. Les nations qu’ils envient aujourd’hui se sont construites par le travail et le sacrifice de leurs propres populations. Par ailleurs, les gouvernements occidentaux, confrontés à leurs propres défis économiques et sociaux, n’ont aucune obligation de continuer à soutenir l’Afrique, surtout lorsque certains dirigeants africains s’enferment dans une posture de victimisation.
Il est temps pour l’Afrique de rompre avec cette mentalité d’assisté. Chaque peuple doit pouvoir dire : « Mon pays d’abord. » Ce n’est ni du nationalisme exacerbé ni un rejet de l’autre, mais une nécessité, un acte patriotique. Comme le dit un proverbe sénégalais : « L’amour de soi ne signifie pas la haine de l’autre. »
Même si l’autofinancement de grands projets en Afrique est encore relativement rare, certaines initiatives ont réussi à mobiliser des ressources locales, publiques ou privées. À cet égard, pour illustrer ces propos, nous allons donner deux exemples tirés de l’historiographie de la confrérie religieuse des Mourides du Sénégal et de l’Éthiopie.
L’exemple des Mourides du Sénégal :
En 1929, sous la direction de leur premier Khalife, Serigne Mustapha Mbacké, les Mourides mirent en œuvre la construction du tronçon de chemin de fer reliant Diourbel à Touba. Ce projet marquait leur volonté inébranlable de bâtir la Grande Mosquée de Touba, malgré l’opposition du pouvoir colonial, qui espérait les décourager.
Pour entraver leur ambition, l’administration coloniale leur imposa la réalisation du chemin de fer Diourbel-Touba, indispensable pour acheminer les matériaux nécessaires à la construction de la mosquée. Sans cette infrastructure, le transport des matériaux aurait été impossible. Cependant, le pouvoir colonial refusa d’entreprendre lui-même ces travaux, laissant aux Mourides la charge de leur réalisation, tout en leur imposant des conditions strictes, notamment en matière de droit du travail. À la grande surprise des autorités coloniales, les Mourides, respectant scrupuleusement la légalité, entreprirent et achevèrent la construction du chemin de fer en ne comptant que sur leurs propres forces.
Si l’on considère les moyens limités dont disposaient ces modestes paysans, peu nombreux, pour mener à bien ce projet, on peut se demander quelles grandes œuvres pourraient être réalisées aujourd’hui si les populations actuelles se mobilisaient avec la même ferveur.
Cette détermination, ancrée dans la foi et la confiance en soi, se manifesta à nouveau près d’un demi-siècle plus tard, lorsqu’un guide religieux mouride exhorta ses disciples à renouer avec l’agriculture, illustrant une fois de plus leur capacité à relever de grands défis.
Ainsi, en 1991, sous l’impulsion de Serigne Saliou Mbacké, alors Khalife général des Mourides, le président Abdou Diouf décida de déclasser une partie de la forêt de Mbégué, située dans le village de Khelcom, au nord-est de l’arrondissement de Malem Hodar, dans la nouvelle région de Kaffrine. La superficie attribuée s’élevait à 45 000 hectares. Comptant uniquement sur eux-mêmes, Serigne Saliou Mbacké et ses talibés entreprirent un travail colossal pour mettre en valeur ces terres. En quelques années, ils transformèrent cet espace en un domaine agricole prospère, un modèle aujourd’hui inspirant pour toute une nation et bien au-delà.
L’exemple de l’Éthiopie :
Dans un cadre plus large, la construction du Grand Barrage de la Renaissance par l’Éthiopie illustre à l’échelle du continent ce qu’un peuple déterminé peut accomplir lorsqu’il se fixe des objectifs d’intérêt national. Face aux hésitations, voire au refus des bailleurs de fonds internationaux traditionnels de soutenir un projet controversé par les pays voisins, le gouvernement éthiopien prit la décision de financer lui-même ce projet ambitieux et fit appel à sa diaspora pour contribuer à son financement. La réalisation de cet important ouvrage fait actuellement la fierté de tout un peuple tout en étant un exemple pour le continent africain.
L’heure de la rupture a sonné :
La décision du président américain de supprimer l’aide étrangère accordée par son pays au reste du monde constitue une opportunité pour l’Afrique de s’affranchir de cette dépendance. Aucune réforme ni révolution ne saurait aboutir en Afrique sans une réappropriation de sa propre vision du monde, ancrée dans ses valeurs fondamentales de civilisation. « L’aide internationale » doit progressivement céder la place à la mobilisation locale pour le développement durable.
C’est dans cette perspective, nous semble-t-il, que le Premier ministre Ousmane Sonko déclarait récemment : « Nous ne nous développerons jamais avec les aides extérieures. » Ce discours marquerait un tournant essentiel : il est temps pour l’Afrique d’apprendre à compter sur ses propres ressources plutôt que sur une aide étrangère dont le caractère aléatoire vient d’être une fois de plus démontré.
Loin d’accuser le président américain, Sonko semble inviter les Sénégalais à voir cette décision comme une source d’inspiration. Si les États-Unis prônent « America First », il revient aux Africains de proclamer « Africa First » au lieu de se lamenter.
Dans cet esprit, les États africains doivent accélérer l’intégration sous-régionale et mettre en place, sans délai, des mécanismes favorisant les échanges commerciaux intra-africains et l’industrialisation du continent.
La Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF) constitue une opportunité pour développer des industries de transformation des produits agricoles et faciliter leur commercialisation sans entrave entre pays africains. Une mobilisation rationnelle et patriotique de l’épargne locale, ainsi que la recherche de sources alternatives de financement, permettraient de financer des projets ambitieux tout en réduisant la dépendance étrangère. L’affirmation de l’indépendance africaine passe inévitablement par la souveraineté alimentaire et énergétique, ainsi que par l’amélioration des infrastructures médicales à travers le continent.