Plus que jamais, l’AFD mise sur le « tout Afrique »
A l’occasion de la parution des « Perspectives économiques 2025 de l’AFD », Financial Afrik a pu longuement s’entretenir avec Rémy Rioux, le patron du groupe AFD incluant, en plus de la banque publique, sa filiale Proparco pour le secteur privé ainsi qu’Expertise France. Une nouvelle architecture avec de nouveaux mix de financement qui lui ont permis de réaliser une année 2024 record sur le continent avec 5,5 milliards d’euros d’engagements sur les 13 milliards dans le monde. Parmi les principales trouvailles de l’étude, il y a la résilience des économies africaines après le choc de la COVID, des perspectives de croissance à 4% en 2025 (idem qu’en Asie) ainsi qu’un ratio d’endettement qui a doublé de 30 à 60% en 15 ans.
Vous venez de publier pour la 6eme année consécutive les perspectives économiques 2025 de l’AFD pour « le tout Afrique ». A qui ou à quoi servent ces projections ?
Il faut prêter beaucoup plus d’attention à l’Afrique et à ses évolutions. Et chercher à comprendre ce qui nous échappe. Après deux décennies perdues dans la crise de la dette et la phase douloureuse des ajustements structurels, le continent a connu deux belles décennies de croissance qui lui ont incontestablement permis de progresser dans de nombreuses dimensions. Mais nous devons à présent revisiter cette promesse de l’Afrique car tout ne se passe exactement comme cela avait été prévu au début des années 2000. La conflictualité est revenue en Afrique – je me souviens qu’on disait à l’époque qu’il n’y avait pas de terrorisme en Afrique ! –. La transition démographique reste inachevée au cœur du continent et la productivité du travail y est encore trop faible. On pensait aussi que l’émergence rapide de certains pays africains, couplée à l’investissement alors massif de la Chine, aurait un effet plus puissant. Inversement, nous n’avions pas vu le potentiel de l’économie de la nature, de l’hydrogène vert, des énergies renouvelables, la nouvelle ruée vers les métaux rares, qui constituent des atouts nouveaux pour l’Afrique.
Alors pour mieux comprendre, l’AFD et les éditions de La Découverte ont décidé de publier chaque année depuis six ans un court ouvrage pour mieux appréhender ces évolutions et contribuer au débat, en Afrique, en France et en Europe. Les lecteurs y trouvent chaque année, sous la plume de nos experts et de chercheurs africains, un chapitre de synthèse, un calendrier prospectif, les chiffres clés pour toute l’Afrique et plusieurs chapitres thématiques. Je vous signale cette année un excellent chapitre sur l’intelligence artificielle qui pose notamment la question de l’inclusion des langues nationales africaines dans ce nouveau monde. J’ajoute que ce livre est la pointe émergée de la centaine de papiers de recherche que publie l’AFD chaque année, dont beaucoup sont spécifiquement dédiés à l’Afrique et que vous pouvez tous trouver sur notre site. Nous venons par exemple de publier avec la Banque mondiale un livre sur la mesure des inégalités sur le continent. Et un autre, très complet, sur les minerais de la transition. Bravo aux équipes !
Compte tenu de la baisse généralisée de l’aide publique au développement (APD) et pas qu’en France d’ailleurs, -ce qui a obligé les états africains à recourir depuis 2020 à des émissions d’eurobonds-, diriez-vous que cette aide est devenue impopulaire aujourd’hui ?
Impopulaire n’est pas le mot. Je dirais plutôt méconnue et, souvent, caricaturée. Les enquêtes sur l’opinion des Français vis-à-vis de l’action internationale disent chaque année trois choses simples : un, nous sommes massivement conscients des questions globales – le climat, les inégalités, les migrations, etc. – et de leur impact sur notre vie quotidienne. Deux, faites quelque chose ! Trois, personne ne nous en parle jamais alors cela nous angoisse, faute de réponses. Logiquement, lorsque l’action de l’AFD avec ses impacts est connue, elle est jugée très favorablement.
En 2024, juste avant les élections européennes, nous avons posé les mêmes questions aux Polonais, Suédois, Italiens et Allemands, qui nous ont dit exactement la même chose. Et nous venons d’interroger les habitants de quatre pays africains – Sénégal, Côte d’Ivoire, RDC et Kenya, dans la capitale et une grande ville de province –. Ce dernier sondage ne révèle pas non plus de rejet de l’aide au développement, même si le mot d’« aide » est le moins apprécié et si une attente forte s’exprime que ces investissements arrivent jusqu’aux communautés locales et si le spectre de la corruption et de la mauvaise gestion des fonds est toujours très présent. L’action de la France est reconnue dans ces quatre pays, en particulier celle de l’AFD qui jouit ici-aussi d’une bonne image, lorsque notre agence est connue.
Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas aller beaucoup plus loin dans le renouvellement de la politique de développement et passer d’une logique d’aide à une logique d’investissement solidaire et durable, comme le défend le Président Emmanuel Macron depuis de longues années.
Il n’en reste pas moins que l’aide publique au développement baisse en volume, partout. Quels sont les instruments financiers dont vous disposez en dehors de ce créneau ?
L’aide publique au développement vient de connaître une décennie de hausse significative, dépassant désormais chaque année les 200 Md$. Mais il est probable que nous allons constater une inversion de tendance en 2025. On peut penser qu’en Europe, où un effort d’ajustement budgétaire est nécessaire, cette baisse sera conjoncturelle, comme l’a d’ailleurs dit en France le Premier ministre François Bayrou dans son discours de politique générale. Et n’oubliez jamais que le premier financeur du développement, c’est l’Union européenne, très loin devant les Etats-Unis. Outre-Atlantique, on peut être beaucoup plus inquiet évidemment après l’offensive de la nouvelle administration contre USAID. Quant à la Chine et aux autres pays émergents, on peut espérer qu’ils prennent plus de responsabilités à l’avenir mais cela reste encore très incertain.
Partout, je crois que nous ne pourrons pas nous dispenser d’un effort de renouvellement profond du récit et des instruments du financement du développement. En démontrant qu’il est dans l’intérêt des peuples de se lier aux intérêts des autres peuples, et de bâtir des intérêts mutuels. On sortira alors de l’impression tenace que la politique de développement ne bénéficie jamais à ses propres concitoyens.
Et puis, il va falloir mobiliser beaucoup plus de financements privés et mieux les orienter partout sur la planète. Il faut à l’avenir financer ce que personne ne finance, bien sûr, ce qui suppose des ressources publiques. Mais il faut aussi favoriser les investissements privés et structurer les marchés financiers, aujourd’hui beaucoup trop limités dans les économies émergentes et en développement. C’est d’ailleurs la logique de ce qui a été décidé pour le climat en conclusion de la COP 29 à Bakou, qui a distingué deux objectifs à atteindre en 2035 : 300 milliards de fonds principalement publics pour les plus vulnérables, d’une part, et 1 300 milliards de flux financiers privés pour décarboner nos chaînes de valeur, d’autre part. C’est la bonne façon, duale, de raisonner, je crois.
L’Afrique souffre tout particulièrement d’un déficit d’investissement privé et d’une trop faible prise de risque dans le financement de ses entreprises. Les marchés financiers domestiques doivent se renforcer pour transformer l’épargne locale en investissements de long terme pour les infrastructures et au capital des entreprises. Et n’opposons pas ici le public et le privé : l’Afrique a aussi besoin de banques publiques de développement bien gérées – il y en a déjà une centaine sur le continent – qui doivent jouer leur rôle pour pallier les défaillances des marchés et investir dans leur structuration et leur animation.
Comment positionnez-vous l’AFD par rapport à d’autres institutions publiques comme BPI France ?
Lorsque j’étais le directeur de cabinet de Pierre Moscovici à Bercy, nous avons créé une nouvelle banque publique de développement spécialisée dans l’innovation et la promotion de l’entrepreneuriat, la Banque publique d’investissement (Bpifrance). J’en suis très fier et cette nouvelle institution a rapidement comblé un manque. Son directeur général Nicolas Dufourcq et ses équipes ont fait un travail remarquable. Très complémentaire de celui de l’AFD et de sa filiale dédiée au financement des entreprises Proparco, avec une répartition des tâches très simple : les clients de Bpifrance sont français, alors que ceux de Proparco sont étrangers. A nous ensuite de les connecter utilement. Et nous avons lancé en 2024 à Abidjan un nouveau programme qui associe l’AFD et Bpifrance, baptisé Choose Africa 2, qui vise à accompagner la création en Afrique de dispositifs d’appui aux entrepreneurs comparable à Bpifrance, efficaces et adaptés à chaque contexte. Avec le renfort de la Banque africaine de développement, nous avançons déjà dans plusieurs pays, comme la Côte d’Ivoire, le Bénin, le Sénégal et le Togo. Je vous rappelle que j’avais porté un projet plus ambitieux encore, sous la présidence de François Hollande, pour rapprocher de façon structurelle l’AFD et sa grande sœur la Caisse des dépôts et consignations (CDC), la grande banque publique de la France où s’est accumulé depuis 1816 l’expérience de développement de notre pays.
L’articulation AFD, pôle public, et Proparco, secteur privé, est-elle encore de mise aujourd’hui ?
Nous avons fait beaucoup de propositions, ces deux dernières années, pour une utilisation plus dynamique des ressources publiques, aujourd’hui sous contrainte, notamment via Proparco. Je crois qu’il faut innover et diversifier plus encore nos interventions à l’avenir, au plus près des besoins de nos clients. C’est l’ambition de la nouvelle architecture du groupe AFD, au cœur de notre nouvelle stratégie, avec ses trois entités – AFD, Proparco, Expertise France –, sans équivalent dans le monde par la diversité des instruments financiers et non financiers dont il dispose. L’AFD s’adresse aux acteurs publics et « non lucratifs », les gouvernements mais aussi les entreprises publiques, les collectivités locales et la société civile. Proparco finance le secteur privé. Expertise France apporte des appuis techniques pour renforcer les capacités des maîtrises d’ouvrage et une capacité de mise en œuvre directe, quand c’est nécessaire. Je demande à tous nos clients et partenaires de solliciter des combinaisons inédites d’instruments, pour développer notamment les partenariats public-privé (PPP). Je crois aussi beaucoup au développement des marchés carbone, où nous devrions intervenir à l’avenir. Il nous faudra aussi sans doute équilibrer différemment notre modèle économique pour pouvoir être plus ambitieux encore, au-delà de nos 13 milliards d’euros de financements annuels aujourd’hui.
Quels secteurs d’investissement voulez-vous privilégier, en Afrique, à court/moyen terme ?
Je veux d’abord dire que le groupe AFD a fait une excellente année africaine en 2024, contrairement aux oiseaux de mauvais augure et à tout ce que l’on peut lire ici et là sur la relation entre l’Afrique et la France. Nos relations doivent se renouveler, à l’évidence, et l’AFD veut jouer ici un rôle utile. Mais elles sont bien vivantes, comme l’atteste nos 5,5 milliards d’euros de projets financés l’année dernières – 4 milliards pour l’AFD, 1 milliard pour Proparco et 500 millions Expertise France. Avec deux records : le plus gros financement souverain de l’histoire de notre agence en Afrique du Sud pour accompagner la politique de transition juste du pays dans sa dimension sociale, notamment la reconversion de sites miniers du Mpumalanga. Et le plus gros prêt jamais consenti à un acteur non souverain, en l’occurrence l’Office chérifien des phosphates (OCP) pour accélérer la décarbonation de la production d’engrais en privilégiant l’hydrogène vert, ainsi que pour accompagner leur ambition africaine. C’est passionnant, y compris pour contribuer à des pratiques agricoles durables en France, en donnant accès à nos agriculteurs aux innovations qui naissent en Afrique. Le continent africain représente aujourd’hui près de 50% de l’activité annuelle du groupe AFD et nous n’y raisonnons pas en termes sectoriels, pour être vraiment à l’écoute des besoins de nos clients et en plein respect des souverainetés nationales. Je remercie très chaleureusement tous nos amis sur le continent pour leur confiance, qui nous honore et nous oblige.
Pourriez-vous m’en dire un peu plus sur vos investissements dans le sport, notamment au Sénégal où se tiendront en 2026, les premiers Jeux Olympiques de la jeunesse ?
J’ai rencontré le Président Diomaye Faye en juin dernier lors de sa venue à Paris. Je lui ai bien sûr proposé une revue du portefeuille de l’AFD, important et diversifié au Sénégal, en fonction des nouvelles priorités du pays. Ce travail, qui concerne aussi nos instruments d’intervention, est en cours. Mais une chose est certaine, le sport restera au Sénégal un accélérateur de développement, comme l’a confirmé le président sénégalais en clôture du sommet du Sport pour le développement durable #Sport4SD que l’AFD a organisé avec le CIO le 25 juillet dernier, veille de l’ouverture des JO de Paris 2024, en présence de plus de 60 chefs d’Etat et de gouvernement et de tout le mouvement sportif.
Depuis 2018, l’AFD a financé 200 projets sportifs pour 200 millions d’euros dans 50 pays, essentiellement en Afrique. Nous cherchons à démontrer que les investissements dans le sport créent de la valeur économique et sociale et doivent être considérés avec sérieux. En France, le sport représente environ 2% du PIB alors que sa part dans la richesse de l’Afrique est estimée à 0,5% seulement. Le potentiel est énorme et le Sénégal a un rôle majeur à jouer puisque c’est dans ce pays que sera organisé pour la première fois en Afrique un événement olympique avec les Jeux Olympiques de la Jeunesse de 2026 à Dakar. L’AFD y contribue activement en rénovant le stade Iba Mar Diop et la piscine de l’œuf dans le quartier de la Medina. Nous préparons aussi un rapport avec la Banque mondiale que nous espérons publier avant Dakar sur l’impact du sport sur le développement. Dans les quatre pays africains où nous avons réalisé le sondage que j’évoquais tout à l’heure, les personnes interrogées plébiscitent le sport et les industries culturelles comme domaine prioritaire d’investissement.
Dans les « Perspectives économique 2025, vous montrez que l’accélération des conflits est une source de non développement. A l’heure où la France questionne sa présence au Sahel, quelles sont les nouvelles orientations de l’AFD dans cette région qui l’a, longtemps, mobilisée ?
Plusieurs chapitres du livre explorent les liens complexes entre géopolitique et développement. S’agissant du Sahel, on oublie trop souvent que c’est, depuis de nombreuses années, l’une des régions d’Afrique qui enregistre la plus forte croissance : +6,2% prévus encore en 2025, à peine moins qu’en Afrique de l’Est, leader du continent avec +6,4%. Notre publication invite à ôter un instant nos lunettes sécuritaires, pour importantes qu’elles soient, pour considérer aussi les dynamiques économiques. Pour certains pays, comme le Sénégal, le Mali ou le Niger il y a actuellement un effet ressource significatif, lié au prix de l’or et des hydrocarbures. L’AFD a conservé pour l’heure sa Direction régionale Grand Sahel, basée à Ouagadougou et qui couvre un espace allant du Sénégal jusqu’au Tchad. Dans les trois pays du Sahel central (Burkina Faso, Mali, Niger), nous n’avons plus d’activités nouvelles.
Au vu des convoitises et des rivalités internationales dont fait l’objet le continent, quel est -selon vous- le plus grand danger qui menace l’Afrique aujourd’hui ?
L’Afrique est revenue dans la compétition internationale. Tant mieux ! Il faut bien sûr le voir comme une opportunité, et non pas d’abord comme un risque. Avec respect et en regardant l’Afrique par l’Afrique et pour l’Afrique, plutôt que de se demander paresseusement et sempiternellement si les Africains sont sous influence.
Et il revient aux citoyens des pays d’Afrique eux-mêmes d’apprécier la qualité des politiques publiques conduites par leurs dirigeants, y compris dans le domaine complexe de l’exploitation des ressources naturelles. La coopération internationale peut y contribuer également, en promouvant des technologies plus respectueuses de l’environnement et des droits humains, et en donnant des points de comparaison.
C’est un sujet que nous explorerons du 26 au 28 février prochain au Cap lors du sommet du mouvement Finance en commun (FiCS) que j’anime, et qui réunit les 530 banques publiques de développement du monde – qui pèsent 15% de l’investissement total chaque année – avec leurs partenaires pour contribuer à renforcer et renouveler concrètement le financement du développement. Nous attendons plus de 2000 personnes, en même temps et au même endroit que la première réunion des ministres des finances et des gouverneurs des banques centrales du G20. Un moment important pour l’Afrique puis que c’est la première fois que l’Afrique du Sud préside le G20. L’Afrique, trop longtemps isolée, ne l’est plus. C’est sur ses terres que le monde aujourd’hui se réunit.