Pr Amath NDiaye UCAD-FASEG *.
Ma grand-mère avait une vision bien arrêtée de la monnaie. Pour elle, seules comptaient les pièces sonnant dans la poche et les billets soigneusement rangés sous son matelas. Pourtant, cette vision ne correspond plus à la réalité d’aujourd’hui. A titre d’illustration, en zone euro, plus de 90 % de la monnaie en circulation n’existe que sous forme scripturale, c’est-à-dire sous forme d’écritures comptables dans les banques. Lorsque nous recevons notre salaire, il ne nous est pas versé en billets mais crédité sur un compte. Lorsque nous payons un achat par carte, nous ne faisons que déplacer une somme d’un compte à un autre.
Depuis l’Antiquité, la monnaie a pris des formes variées, évoluant avec les besoins des sociétés et les progrès technologiques. Cette leçon retrace l’histoire des formes de monnaie, de l’Antiquité à l’ère numérique.
La monnaie primitive : troc et biens-monnaies
Avant l’apparition de la monnaie, les échanges se faisaient par troc. Cependant, cette méthode présentait des limites, notamment la double coïncidence des besoins. Pour faciliter les échanges, certaines sociétés ont utilisé des biens-monnaies, c’est-à-dire des biens et des objets ayant une valeur intrinsèque et largement acceptés pour le troc. Parmi ces monnaies, on retrouvait le sel, le bétail, les épices et divers métaux précieux sous forme brute.
En Mésopotamie et en Égypte, le blé et l’orge servaient d’unité de valeur. En Chine et en Afrique, des coquillages (cauris) étaient utilisés comme moyen d’échange. Dans certaines sociétés amérindiennes, des perles ou des plumes rares faisaient office de monnaie.
La monnaie métallique
Les métaux précieux, notamment l’or et l’argent, se sont imposés comme monnaie au fil du temps parce qu’ils répondaient mieux aux fonctions essentielles de la monnaie par rapport aux autres biens qui avaient été utilisés auparavant (sel, bétail, cauris, etc.). Voici les principales raisons de cette substitution :
La durabilité : contrairement au sel qui peut se dissoudre ou au bétail qui peut mourir, l’or et l’argent ne se détériorent pas avec le temps. Leur résistance à la corrosion et à l’oxydation garantit leur conservation sur le long terme.
La divisibilité et l’uniformité: les métaux précieux peuvent être fondus en pièces de différentes tailles et poids, permettant des transactions de différentes valeurs. Contrairement au bétail, qui n’est pas facilement divisible sans perte de valeur (couper une vache en deux ne fait pas deux demi-vaches utilisables), l’or et l’argent gardent leur valeur quelle que soit la fraction.
La rareté et la valeur intrinsèque : l’or et l’argent sont naturellement rares et difficiles à produire ; ce qui empêche une inflation excessive due à une offre trop abondante (contrairement aux cauris, qui devenaient inutilisables comme monnaie dès qu’ils étaient importés en trop grande quantité).
La facilité de transport et de stockage : l’or et l’argent ont une grande valeur par unité de poids et de volume, ce qui facilite leur transport et leur stockage. A l’inverse, le bétail , le sel ou le cauris peuvent être encombrants ou difficiles à stocker sur une longue période.
L’acceptation universelle : l’or et l’argent ont été largement acceptés à travers différentes civilisations, car ils étaient déjà perçus comme des bijoux et des réserves de valeur sûres. Leur adoption progressive comme monnaie a renforcé leur rôle d’étalon de valeur et a permis le développement d’un système monétaire plus stable.
Le passage définitif à la monnaie métallique s’est opéré lorsque les États et les autorités politiques ont commencé à frapper des pièces standardisées, garantissant ainsi leur poids et leur pureté. Ce processus a permis de renforcer la confiance dans les échanges et d’accélérer le commerce.
Les premières monnaies métalliques sont apparues vers le VIIe siècle av. J.-C. en Lydie (actuelle Turquie). Elles étaient faites d’électrum, un alliage naturel d’or et d’argent. Progressivement, plusieurs civilisations ont adopté les pièces métalliques. Les grecs frappaient des pièces en or, en argent et en bronze, favorisant le commerce. Les romains ont développé un système monétaire avec le denier en argent et l’aureus en or. En Chine, les premières pièces en bronze sont apparues sous la dynastie Zhou (1046-256 av. J.-C.).
Fabriquées en métaux précieux comme l’or, l’argent ou le bronze, les monnaies métalliques inspiraient confiance en raison de leur valeur intrinsèque. Toutefois, elles présentaient aussi des inconvénients majeurs, notamment leur poids élevé, qui compliquait les transactions de grande envergure, ainsi que le risque de falsification et de rognage (pratique consistant à gratter les bords des pièces pour en récupérer du métal).
L’émergence de la monnaie fiduciaire et scripturale
Face à ces contraintes, les commerçants et les particuliers ont progressivement cherché des alternatives. Dès le Moyen Age, il était courant de déposer des métaux précieux (or, argent) chez des orfèvres ou des banques en échange de certificats de dépôt. Ces documents, garantissant la quantité d’or détenue, ont rapidement acquis une valeur d’échange, car ils permettaient de réaliser des paiements sans transporter physiquement le métal.
Avec le temps, les banques ont commencé à émettre plus de certificats de dépôt que la quantité d’or réellement détenue, s’appuyant sur la confiance des utilisateurs et la faible probabilité que tous les déposants réclament simultanément leur or. Autrement dit, les banques pouvaient faire des crédits en créant des certificats de dépôts qui n’avaient pas de contrepartie en or.
Le certificat de dépôt a ainsi joué un rôle fondamental dans l’émergence de la monnaie fiduciaire (du latin fiducia, “confiance”) en remplaçant progressivement la monnaie métallique par un système fondé sur la confiance et la garantie de l’émetteur. Ce processus a abouti aux billets de banque modernes, qui n’ont plus de contrepartie en or mais reposent sur la garantie des banques centrales et des États.
En Chine, les premiers billets de banque en papier sont apparus sous la dynastie Tang (VIIe siècle). En Europe, les banques italiennes de la Renaissance ont introduit les lettres de change et les billets de banque.
Parallèlement, la monnaie scripturale s’est développée grâce aux banques et aux institutions financières. Elle désigne l’ensemble des dépôts inscrits sur les comptes bancaires et utilisés pour effectuer des paiements par virements, chèques ou cartes bancaires. Contrairement aux espèces et aux billets de banque, la monnaie scripturale n’existe que sous forme d’écritures comptables et repose sur la confiance dans le système bancaire.
Avec les progrès techniques, la monnaie scripturale a connu diverses évolutions. En effet, pendant longtemps, les chèques et les virements ont été les principaux supports écrits permettant sa circulation. Avec la digitalisation des paiements et l’essor des transactions électroniques, elle s’est encore transformée, réduisant ainsi la dépendance à la monnaie physique. Les formes de monnaie électronique ou numérique, véhiculées par les cartes bancaires, les smartphones, les ordinateurs et autres dispositifs, ne sont que des prolongements de la monnaie scripturale.
La monnaie contemporaine : électronique et cryptographique
La monnaie électronique est une forme dématérialisée de la monnaie scripturale, stockée sur des supports électroniques tels que les cartes prépayées, les porte-monnaie électroniques et les applications de paiement mobile. Elle ne crée pas de nouvelle monnaie mais facilite l’utilisation de la monnaieexistante.
La monnaie numérique, y compris les cryptomonnaies, soulève des distinctions importantes. Certaines monnaies numériques, comme les monnaies numériques de banques centrales (central bank digital currency « CBDC »), pourraient être considérées comme de la monnaie nouvelle si elles remplacent une partie de la monnaie fiduciaire ou scripturale.
En revanche, les cryptomonnaies privées (Bitcoin, Ethereum) ne sont pas nécessairement reconnues comme de la monnaie légale et ne sont pas émises par le système bancaire traditionnel.
En résumé, la monnaie électronique et la monnaie numérique, dans leur grande majorité, constituent avant tout des supports techniques facilitant l’usage de la monnaie scripturale (dépôts bancaires) sans en modifier la nature. Elles ne représentent pas une nouvelle forme de création monétaire, mais plutôt une évolution des modes de stockage et d’utilisation de la monnaie.
Aujourd’hui, la monnaie a largement évolué vers des formes dématérialisées:
– Les paiements électroniques via cartes bancaires et virements sont devenus majoritaires.
– La monnaie numérique, notamment les cryptomonnaies (Bitcoin, Ethereum), repose sur la blockchain et remet en question le rôle des banques centrales.
– Les banques centrales projettent de créer desmonnaies numériques de banque centrale (CBDC) pour encadrer cette transformation. Ce qui pourrait marquer le début de la fin des billets et des pièces. Cependant la transition sera progressive car l’argent liquide reste un moyen de paiement essentiel pour certaines populations (personnes âgées, non bancarisées, zones rurales). Et en cas de crise financière, de panne technologique ou de guerre, le cash est souvent utilisé comme valeur refuge.
Conclusion
De la monnaie primitive aux cryptomonnaies, les formes monétaires ont constamment évolué pour s’adapter aux besoins économiques et technologiques des sociétés. L’essor du numérique pourrait marquer une nouvelle révolution monétaire, transformant en profondeur les systèmes économiques et financiers de demain.
Références :
1. Banque de France (2022) : Paiements et infrastructures de marché, chapitre 1.
2. Chaineau André (1999) : Qu’est ce la monnaie, 2èmeédition Economica 1999.
3. Couppey-Soubeyran J. et Arnould G. (2015) : Monnaie, banques, finance, PUF, 2015.
À propos
Prof. Amath Ndiaye est un éminent économiste sénégalais, titulaire d’un Doctorat d’État en Sciences Économiques de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (2001) et d’un Doctorat de 3e cycle en Économie du Développement de l’Université de Grenoble, France (1987). Depuis 1987, il enseigne à la Faculté des Sciences Économiques et de Gestion de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Expert reconnu, il a collaboré avec des institutions prestigieuses telles que la Banque Africaine de Développement, la Banque Mondiale, et le FMI, se spécialisant notamment dans les domaines des taux de change, de la croissance économique, et du développement institutionnel. Il était expert-membre du comité de pilotage de la Commission de l’Union Africaine pour la Création de la Banque Centrale Africaine.. Prof. Ndiaye est l’auteur de nombreuses publications influentes, notamment sur les régimes de change et la croissance économique en Afrique de l’Ouest. Trilingue, il maîtrise le wolof, le français et l’anglais.