Par Pr Amath NDiaye FASEG-UCAD, Expert membre du comité de pilotage de la commission de l’Union Africaine pour la création de la Banque Centrale Africaine (2010 – 2012).
L’intégration monétaire en Afrique de l’Ouest demeure une priorité stratégique pour la CEDEAO. Cependant, la mise en place de la monnaie unique, l’ECO, a été maintes fois reportée (2003, 2005, 2009, 2015, 2020) en raison des difficultés à satisfaire les critères de convergence. Face aux échecs répétés du programme de convergence économique, le lancement de la monnaie unique est désormais prévu pour 2027, bien que de nouveaux reports restent envisageables.
Dans ce contexte, il devient impératif de repenser l’approche d’unification monétaire. Une stratégie plus pragmatique consisterait à s’appuyer sur le franc CFA comme levier d’intégration, en élargissant progressivement l’UEMOA à d’autres pays de la région. Cette démarche poursuivrait deux objectifs principaux : d’une part, limiter la volatilité et la dépréciation des monnaies nationales ; d’autre part, accélérer l’intégration économique et financière au sein de la CEDEAO. A plus long terme, l’ambition de créer une véritable zone monétaire optimale reste un objectif à atteindre.
Les pays de l’UEMOA, leaders la croissance et de la convergence économiques
Contrairement aux critiques souvent formulées, le franc CFA ne constitue pas un frein à la croissance économique. Les données montrent que les pays de l’UEMOA, qui utilisent cette monnaie, enregistrent des performances économiques supérieures à celles des autres États de la région.
L’UEMOA regroupe huit pays : Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo. De son côté, la ZMOA (Zone Monétaire Ouest-Africaine) comprend Gambie, Ghana, Guinée, Liberia, Nigeria et Sierra Leone. L’ensemble de ces deux blocs, ainsi que le Cap-Vert, forment la CEDEAO.
Entre 2010 et 2022, la croissance économique moyenne a été de :
• 2,90 % au niveau mondial,
• 3,10 % en Afrique subsaharienne,
• 4,1 % dans la ZMOA,
• 4,9 % dans les pays de l’UEMOA.
En 2023, les chiffres ont confirmé cette dynamique :
• 3 % de croissance dans le monde,
• 3,2 % en Afrique,
• 3,82 % dans la ZMOA,
• 4,65 % dans l’UEMOA.
(Source : Calculs basés sur les données de la Banque mondiale – WDI)
Respect des critères de convergence
Sur la période 2010-2019, avant la crise de la Covid-19, les pays de l’UEMOA ont affiché une bien meilleure performance en matière de respect des critères de convergence de premier rang, avec un taux de conformité de 70,37 %, contre seulement 39,5 % pour les pays de la ZMOA.
Ces critères, notamment le déficit budgétaire et l’inflation, ont été systématiquement respectés par tous les pays de l’UEMOA jusqu’en 2019, contrairement aux États de la ZMOA. Concernant le déficit budgétaire, la meilleure performance de la ZMOA a été observée en 2011, année où quatre de ses six pays avaient atteint l’objectif.
Figure 1 : Respect des critères de Convergence de 1er rang de 2010 à 2019 en (%)
Source : calculs d’après les données de l’AMOA
Entre 2020 et 2023, les pays de la CEDEAO ont rencontré des difficultés persistantes à respecter les critères de convergence nécessaires à l’adoption de la monnaie unique, l’ECO. En 2020, seul le Togo remplissait l’ensemble des exigences. Cependant, en 2023, aucun État membre n’a pleinement satisfait ces critères. Seuls le Cap-Vert (0,3 %), la Guinée (1,6 %) et la Gambie (3 %) ont maintenu un déficit budgétaire conforme. Parallèlement, l’inflation a atteint des niveaux préoccupants dans plusieurs pays, notamment en Sierra Leone (47,7 %), au Ghana (37,5 %) et au Nigeria (24,7 %). En ce qui concerne le taux d’endettement, neuf pays sur quinze ont respecté la norme.
Dans ce contexte, nous préconisons une approche alternative fondée sur quatre (4) axes stratégiques, qui ne repose pas sur un respect strict et préalable des critères de convergence. Cette nouvelle approche viserait à accélérer l’intégration monétaire par des mécanismes plus souples et adaptés aux réalités économiques de la région.
Axe 1 : Surmonter les préjugés autour du franc CFA
Le franc CFA est une monnaie africaine, gérée souverainement par les pays africains depuis 1973. Cette année-là, des réformes majeures ont permis de redéfinir la coopération monétaire entre la France et les pays de la zone franc. Les deux principales mesures prises ont été :
1. Le transfert des sièges de la BCEAO et de la BEAC de Paris vers Dakar et Yaoundé.
2. La nomination, pour la première fois, de gouverneurs africains à la tête des banques centrales, ainsi que l’africanisation de tous les emplois, avec une cessation amicale des contrats des employés français.
Depuis les accords de 2019, la France ne dispose plus de représentants dans les instances décisionnelles de l’UEMOA. Le compte d’opérations a été fermé, et les devises qui y étaient déposées sont désormais redistribuées dans les comptes de la BCEAO à Dakar et à travers le monde.
Pour surmonter les réticences liées à la perception d’une perte de souveraineté monétaire, il est crucial de renforcer la confiance entre les pays de l’UEMOA et ceux de la Zone Monétaire de l’Afrique de l’Ouest (ZMOA). Une première mesure consisterait à renommer le franc CFA en « ECOW », en référence à la CEDEAO, afin de symboliser une rupture avec le passé et de favoriser une adhésion plus large au projet d’union monétaire.
Par ailleurs, pour accroître la transparence et intégrer progressivement les préoccupations des pays non membres de l’UEMOA, ces derniers pourraient être invités à désigner des observateurs au sein de la BCEAO. Cette participation permettrait non seulement de renforcer le dialogue et la coopération, mais aussi de dissiper les craintes en démontrant que la politique monétaire de l’UEMOA est décidée en toute souveraineté, sans ingérence de la France.
Axe 2 : Une intégration monétaire graduelle
L’extension du franc CFA vers une monnaie unique régionale devrait se faire par étapes, et non par un passage brusque à l’ECO pour les 15 pays de la CEDEAO. Voici une approche par cercles successifs :
Etape 1 : Intégration du Cap-Vert
Bien que le Cap-Vert ait sa propre monnaie, son régime de change est arrimé à l’euro, similaire à celui de l’UEMOA. Son intégration dans l’union monétaire régionale serait donc une étape naturelle et peu risquée.
Etape 2 : Intégration des petits pays
Le Mali avait quitté la Zone Franc en 1962 pour introduire sa propre monnaie, le franc malien, mais a finalement réintégré l’Union Monétaire Ouest-Africaine (UMOA) en 1984, adoptant à nouveau le franc CFA. Toutefois, le Mali ne respectait pas les critères de convergence au moment de son retour dans la Zone Franc. Son adhésion a été principalement motivée par des raisons politiques et économiques, avec un accompagnement financier pour faciliter la transition.
En 1994, la Guinée-Bissau manifeste son intérêt à rejoindre l’UEMOA pour bénéficier de la stabilité du franc CFA. Le peso bissau-guinéen est remplacé par le franc CFA en mai 1997. Elle intègre la BCEAO (Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest) et adopte les règles de convergence macroéconomique de l’UEMOA. Elle bénéficia d’un soutien technique et financier pour stabiliser son économie et faciliter l’ajustement.
Les pays à économie ouverte et relativement peu diversifiée comme la Gambie, la Guinée, la Sierra Leone et le Libéria pourraient rejoindre progressivement l’union monétaire en s’inspirant des exemples malien et bissau-guinéen. Leur intégration favoriserait une stabilité macroéconomique accrue grâce à la solidité de l’union monétaire.
Etape 3 : Inclusion du Ghana
Le Ghana, troisième plus grande économie de la région, serait un acteur clé pour la réussite du projet de monnaie unique. Son adhésion nécessiterait une négociation approfondie sur les critères de convergence et la flexibilité du régime de change, mais les avantages liés à la stabilité du CFA et à la réduction des coûts de transaction seraient des arguments convaincants.
Etape 4 : Intégration du Nigeria
L’adhésion du Nigeria, qui représente plus de 65% du PIB de la CEDEAO, serait l’étape décisive vers une véritable monnaie unique. La gouvernance de la future banque centrale et le régime de change devront être soigneusement définis pour garantir l’adhésion de ce poids économique majeur.
Axe 3 : Réformes institutionnelles et convergence économique
Une convergence souple– L’extension du franc CFA en une monnaie unique régionale nécessiterait une adaptation des critères de convergence afin de les rendre plus pragmatiques et atteignables. Plutôt que d’exiger un respect strict de ces critères avant toute adhésion, un mécanisme de transition progressif pourrait être mis en place.
Des mesures compensatoires– Le mécanisme de transition progressif inclurait des ajustements et des mesures compensatoires destinés aux économies les plus vulnérables, facilitant ainsi leur intégration dans l’union monétaire.
ECOW nouveau nom– Pour rassurer les pays encore hésitants et encourager leur engagement, le nouveau nom de la monnaie, ECOW, devrait être utilisé dès le début du processus d’intégration monétaire. Une fois l’union consolidée et le Nigéria intégré, le nom ECO pourrait être adopté définitivement comme devise commune de la CEDEAO.
Arrimage au DTS– Durant la transition, le taux de change fixe avec l’euro ou le DTS devrait être maintenu afin d’assurer la stabilité du processus. L’adoption d’un ancrage au DTS renforcerait l’indépendance et la résilience monétaire de la région. À terme, un régime de change flexible pourrait être envisagé en fonction du contexte économique et des capacités de la future union monétaire.
La nouvelle BCOA– A l’issue du processus, la Banque Centrale Ouest-Africaine (BCOA) remplacerait la BCEAO et jouerait un rôle clé dans la politique monétaire régionale. Compte tenu du poids économique des pays de l’UEMOA, une intégration progressive et individualisée des petits États ainsi que du Ghana ne devrait pas fragiliser l’ensemble, à condition que ces nouveaux membres adoptent les principes de discipline économique et monétaire en vigueur au sein de l’UEMOA.
Axe 4 : Le rôle des institutions régionales et internationales
L’intégration monétaire ne sera couronnée de succès que si elle repose sur une coordination efficace entre les institutions régionales et les partenaires internationaux. La CEDEAO, en collaboration avec la BCEAO, doit jouer un rôle moteur en définissant un cadre institutionnel clair et en veillant à la mise en œuvre progressive de la monnaie unique.
Des partenariats avec des institutions comme le FMI, la Banque mondiale et la Banque africaine de développement seront cruciaux pour faciliter les réformes économiques et financières nécessaires à l’intégration monétaire. Des programmes de soutien technique et financier seront nécessaires pour accompagner les pays les plus vulnérables tout au long de cette transition.
Conclusion
L’intégration monétaire en Afrique de l’Ouest est un enjeu fondamental pour le développement économique et la stabilité financière de la région. Cependant, les défis liés à la mise en place de l’ECO ont démontré la nécessité d’une approche plus pragmatique et progressive. L’extension du franc CFA, sous une nouvelle identité monétaire, l’ECOW, offrirait une alternative réaliste pour accélérer l’unification monétaire sans exiger un respect strict et préalable des critères de convergence.
En s’appuyant sur une intégration graduelle, des réformes institutionnelles adaptées et une coordination efficace avec les partenaires internationaux, cette stratégie permettrait de renforcer la confiance entre les États membres et d’assurer une transition en douceur vers une monnaie unique stable et crédible. La réussite de ce projet dépendra de la volonté politique des pays concernés, de leur engagement en faveur de la discipline macroéconomique et de la mise en place de mécanismes de convergence souples mais efficaces.
A plus long terme, cette approche pourrait aboutir à une véritable union monétaire optimale avec une monnaie unique, l’ECO.