Docteur en droit des Affaires Internationales, avocat au Barreau du Sénégal et ancien avocat au Barreau de Paris, Me Aboubacar FALL n’est pas un inconnu dans le paysage économique africain. Conseiller Juridique Principal du Groupe de la Banque Africaine de Développement (BAD) pendant plusieurs années, Président du Conseil de Gestion de la Facilité Africaine de Soutien Juridique (ALSF), il a entre autres, servi en qualité d’expert-formateur en gestion de la dette à l’Institut des Nations Unies pour la Formation et la Recherche (UNITAR) à Genève, ainsi qu’au Pôle-Dette, qui est un dispositif de formation sur la gestion de la dette créée conjointement par la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et la Banque des Etats de l’Afrique Centrale (BEAC).
Me Aboubacar FALL a publié de nombreux articles sur le sujet de la dette souveraine, notamment, sur les questions liées à la négociation et restructuration de la dette publique et à la problématique des fonds vautours. Celui qui assume actuellement la présidence de la Branche Sénégalaise de l’Association de Droit International (ADI), appelle à faire la distinction entre dette publique et dette souveraine. Une différenciation qui va au delà du souci de la sémantique et de la nuance. Entretien.
FA : Comment analyseriez-vous le problème de la dette publique en Afrique ?
Me FALL : je pense qu’il est important, dès l’abord, de repréciser la notion de dette publique ou dette souveraine. S’il est vrai que le terme générique de dette publique ou dette souveraine est souvent employé par la presse économique et financière, ainsi que par le grand public, il conviendrait plutôt de parler de dettes souveraines, au pluriel. En effet, comme vous le savez, la dette est une notion juridique, puisque la dette est la contrepartie d’un prêt. Or, il se trouve qu’il n’existe pas une seule dette souveraine, mais plusieurs dettes.
FA : Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?
Me FALL : Vous savez, la notion de dette souveraine est souvent entendue au sens d’un emprunt directement contracté par l’Etat. Mais, cette vision des choses ne correspond pas à la réalité. En effet, les dettes souveraines doivent s’analyser en fonction de leurs sources et de leurs régimes juridiques, c’est-à-dire de l’ensemble des règles qui s’appliquent à elles, aux conditions de leur validité et à celles du règlement des différends auxquels elles pourraient donner lieu.
S’agissant des sources, il faut noter, d’une part, que l’Etat emprunte auprès de plusieurs créanciers(publics et privés) , et que, d’autre part, il supporte les engagements contractuels d’autres entités publiques et même, parfois, privées, notamment, dans le cadre du financement de certains types de projet.
FA : Qui sont ces différents créanciers publics et privés de l’Etat ?
Me FALL : Un bref rappel historique est nécessaire pour répondre à votre question. En effet, depuis le début des indépendances jusqu’à la période post-ajustement structurel (c’est-à-dire de 1960 à 2000), les Etats Africains ont eu recours à des prêts dits concessionnels, constitués principalement de ressources provenant de l’aide publique au développement. Ces prêts se caractérisent par des taux d’intérêt très bas, de longues périodes de grâce et de très faibles commissions. Ils sont, en général, destinés au financement de projets publics de base, notamment, les projets de santé et d’éducation, d’approvisionnement en eau potable et d’assainissement etc. Ils sont accordés principalement par les institutions internationales de financement du développement, telles que le Fonds Africain de Développement (FAD) du Groupe de la BAD, la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD) du Groupe de la Banque Mondiale etc. Mais, face àl’asséchement de l’aide publique au développement ,dès les années 2000, les Etats africains ont dû se tourner vers diverses sources de financement privées, notamment (i) les prêteurs institutionnels tels que la Banque Africaine de Développement (qui est le guichet du secteur privé du Groupe de la BAD), l’International Financial Corporation (qui est le guichet du secteur privé du Groupe de la Banque Mondiale ), (ii) les fonds de capital investissement ( private equity) , (iii) les émissions obligataires, (iv) les banques commerciales y compris les banques de finance islamique , les prêts des agences de crédit à l’exportation etc. . A cela s’ajoutent les structurations contractuelles sur le modèle du financement de projet et / ou du partenariat public privé (PPP).
FA : Est-ce que ce recours aux créanciers privés est en diminution ou en augmentation ?
Me FALL : Force est de constater que le recours aux sources de financement privées est plutôt en forte augmentation, compte tenu de la diversité des offres de crédits dans le secteur privé. A titre d’exemple, l’on peut observer la fréquence de la mobilisation par les Etats africains de ressources financières, à travers l’émission d’emprunts obligataires, notamment, auprès d’institutions telles que la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM). Par ailleurs, des emprunts sont contractés par les Etats africains auprès des prêteurs privés voire d’autres souverains. Il en est ainsi des engagements souscrits auprès de Proparco
(France), Chinese Import-Export Bank (Chine), Overseas Private Investment Corporation oul’International Development Finance Corporation (Etats-Unis) etc. Il faut cependant souligner que certains Etats africains ont commencé à explorer des sources de financement moins coûteuses telles que la titrisation de leurs diverses créances. A cet égard, il convient de saluer les efforts significatifs déployés par la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) en vue du développement de la titrisation au profit de ses Etats membres. La titrisation est un processus financier qui consiste à transférer un portefeuille de créances à un fonds commun de titrisation de créances (FCTC) qui émet des titres adossés à ces créances et les vend à des investisseurs, d’où le terme de titrisation. En d’autres termes, la titrisation permet à une entreprise de transformer ses créances en titres négociables sur le marché financier, ce qui lui permet de mobiliser des fonds rapidement sans augmenter son taux d’endettement.
FA : Qu’en est-il des autres sources de dettes souveraines ?
Me FALL : Il n’est pas inhabituel que l’Etat fournisse sa garantie à des entités publiques, parapubliques, voire privées. Il s’agit alors de favoriser l’accès de ces entités à des financements privés dont l’Etat garantit le remboursement, en cas de défaillance de l’emprunteur principal. Toutefois, l’octroi de cette garantie est de plus en plus surveillé par le Fonds Monétaire International (FMI), en raison de ses conséquences sur la soutenabilité de la detteet, en conséquence, du maintien des équilibres macro-économiques du pays qui fournit cette garantie. En plus des emprunts directs et de garanties qu’il offre, l’Etat contracte également des engagements financiers auprès de prêteurs privés dans son propre pays. Il s’agit de la dette intérieure, qui est souvent l’objet de préoccupations du secteur privé national qui en est le principal créancier et qui, souvent, peine à obtenir le règlement de ses créances. L’ensemble de toutes ces dettes souveraines,évoquées plus haut , constitue ce qui est, généralement, désigné sous le vocable technique de stock de la dette.
FA : Pourriez-vous, maintenant, nous parler des régimes juridiques des différentes dettes souveraines que vous venez de passer en revue ?
Me FALL : Je procéderai selon chaque type de dette concernée.
(i) Prenons, tout d’abord, les emprunts contractés selon le régime juridique des prêts dits concessionnels.
Comme rappelé plutôt , la particularité des prêts concessionnels réside dans les bas taux d’intérêt appliqués au principal de la dette, les longues périodes de grâce et les longs de délais de remboursement, les niveaux de commissions extrêmement généreux etc. A cet égard, il importe de noter que les règles qui gouvernent ces prêts sont celles des conditions générales des prêts adoptés par les institutions mentionnées plus haut. Puisqu’en l’espèce, les créanciers sont des institutions internationales de financement du développement, dont les Etats Emprunteurs sont membres, les conditions générales prévoient l’application des règles du droit public international. Ainsi, en cas de défaut de remboursement de la dette, le souverain est simplement l’objet de sanctions consistant en une interdiction de recevoir de futurs prêts. Alors même que les conditions générales des prêtsprévoient un dispositif de règlement de différends, à travers l’arbitrage, une fois les voies de négociations directes infructueusement explorées, force est de constater qu’en plus d’une décennie d’expérience, je n’ai connu aucun cas d’arbitrage initié par une institution de financement du développement à l’encontre d’un souverain (IFD) pour cause de non-remboursement d’un prêt concessionnel.
(ii) S’agissant des garanties fournies par l’Etat, ce dernier devient débiteur principal, au cas de défaillance du bénéficiaire du prêt. Il s’agit surtout, à travers l’offre de garantie souveraine, de faciliter l’accès par des entités publiques et parapubliques aux financements de projets par des bailleurs privés. L’Etat, qui ne peut jamais être mis en liquidation judiciaire, constitue ainsi une solide caution pour l’obtention et de l’exécution de ces prêts par les entités publiques et parapubliques, voire privées. A cet égard, le club de Paris, qui est un groupe informel de créanciers publics et dont le rôle est de trouver des solutions coordonnées et durables aux difficultés de paiement de pays africains endettés, accordent souvent un allègement de dettes pour les aider à retrouver une situation soutenable de leurs finances publiques.
FA : Quid des emprunts contractés par l’Etat auprès des bailleurs privés ?
Les prêts consentis aux Etats africains par des entités du secteur privé sont, quant à eux, justiciables des règles du droit commercial international. Compte tenu de la faiblesse de sa position d’Emprunteur, celui-ci est, très souvent, contraint de se soumettre aux conditions dictées par le prêteur privé. Il s’agit, notamment, pour l’Etat,(i) d’accepter le choix d’une loi étrangère comme loi applicable au contrat (par exemple, la loi anglaise, très favorable aux prêteurs) (ii) de renoncer à ses immunités de juridiction et d’exécution et (iii) de confier à une juridiction arbitrale la résolution des différends pouvant survenir à l’occasion de l’interprétation et de l’exécution du contrat de prêt. Rappelons, à cet égard, que les prêts accordés par les entreprises privées chinoises constituent, aujourd’hui, la part la plus importante des dettes souveraines des pays africains. Il n’existe aucune solidarité entre les différents créanciers et c’est, d’ailleurs, la raison pour laquelle les processus de rééchelonnement et de restructuration des dettes souveraines achoppent la plupart du temps, en raison de ce que chaque prêteur ou groupe de prêteurs privés agit dans le sens de ses seuls intérêts. Cela a été, pendant longtemps, la stratégie des fonds vautours qui aconstitué un obstacle majeur lors des négociations pour la restructuration des dettes souveraines de pays comme la Zambie ou la RDC. En effet, les fonds vautours , détenteurs de créances contre un Etat africain , refusent systématiquement de participer aux négociations visant la réduction des dettes et en exigent le paiement intégral de la créance dont ils sont cessionnaires, à savoir, le principal et les intérêts échus. En revanche, les créanciers du Club de Londres, constitués de prêteurs privés tels que les banques commerciales et autres fonds d’investissement, acceptent d’accorder à leurs débiteurs africains le rééchelonnement de leurs dettes. Afin de favorise la solidarité et la coordination entre les créanciers privés, lors des négociations en vue de la restructuration, les nouveaux accords de prêt sont assortis de clauses d’action collective renforcées
FA : Quelles solutions sont envisagées pour sortir du « bourbier » des dettes souveraines, notamment, pour les Etats africains ?
Deux grandes initiatives ont été lancées, à cet égard, (i) l’une relevant de la recherche académique destinée à influencer les politiques publiques et (ii) l’autre, de nature purement politique, vise à réformer l’architecture financière internationale dont la dette souveraine est une composante majeure. En effet, depuis quelques années, des recherches ont été entreprises, en privilégiant des approches innovantes voire novatrices pour trouver des solutions au système de l’endettement tel qu’il existe, aujourd’hui. Il faut, donc, repenser le système de façon globale, notamment, en le sortant de cette dualité entre créanciers publics et créanciers privés. L’acte d’emprunter doit être regardé comme une nécessité voire une obligation pour les Etats dans leur recherche des moyens de satisfaire les besoins vitaux de leurs populations et d’entreprendre des projets de développement. Dès lors, toute réflexion critique sur la dette doit être holistique et intégrer de nouvelles dimensions que sont les droits humains, le genre, les changements climatiques, le développement durable, entre autres. Cette nouvelle approche semble recueillir un certain intérêt de la part des bailleurs internationaux.
En effet, depuis la fin de la pandémie du Covid, l’on assiste à une nouvelle prise de conscience de la part de la communauté internationale qui s’est traduite par de nouvelles initiatives visant à améliorer la gouvernance financière mondiale et de trouver des solutions pérennes à la spirale de la dette souveraine. Une première solution avait été préconisée par le G20 par la création du Cadre Commun pour le Traitement de la Dette (« Cadre Commun ») . Toutefois, des quatre pays qui étaient déclarés éligibles à ce mécanisme (à savoir, leTchad, l’Ethiopie, la Zambie et le Ghana) , seule la Zambie a pu bénéficier du traitement favorable de sa dette. Le Fonds Monétaire International (FMI) et le G20 ont, ensuite, organisé la Table Ronde Mondiale sur la Dette Souveraine avec les mêmes objectifs que le Cadre Commun. Les Nations Unies ont, quant à elles, lancé le SDG Stimilus qui appelle les créanciers internationaux à favoriser l’accessibilité pour les pays du Sud à des financements de long terme, à des conditions acceptables et qui soient en parfaite adéquation avec les Objectifs du Développement Durable (ODD).
A l’occasion de ses Assemblées Annuelles de 2024, le Groupe de la Banque Africaine de Développement (BAD) appelé la communauté internationale à réformer l’architecture financière mondiale, notamment, en réduisant les coûts, les délais et les complications juridiques lors de la restructuration de la dette. La BAD a également relevé la mauvaise perception du climat des affaires dans les pays africains qui engendre une appréciation biaisée du risque-pays et, en conséquence, l’application de taux d’intérêt disproportionnés. En février 2025, l’Initiative des Leaders Africains pour l’Allégement de la Dette a été lancée visant à repenser les mécanismes de financement du développement en Afrique et, en particulier, les taux d’intérêt de l’emprunt souverain. Plus récemment encore, du 17 au 19 mars 2025, s’est tenue à Genève la 14e session de la Conférence des Nations Unies sur la Gestion de la Dette à l’occasion de laquelle le projet d’élaboration d’une Convention Internationale sur la Gestion de la Dette a été discuté. Il faut, enfin, souligner l’important travail d’information, de formation et d’assistance effectué par la Facilité Africaine de Soutient Juridique (ALSF) sur la problématique de la dette au profit des gouvernements africains.
Aboubacar FALL