Swazi Tshabalala est la seule femme parmi les 5 candidats en lice pour la présidence de la Banque Africaine de Développement. D’origine sud-africaine, celle qui était jusqu’à peu (octobre 2024), première vice-présidente et directrice financière de la Banque Africaine de Développement entend, une fois élue, de transformer l’institution en une banque de développement « plus audacieuse, plus rapide et plus inclusive ». Propos recueillis à Cap Town par Fazila Dahall, journaliste, membre du Jury de Financial Afrik.
« La Banque africaine de développement doit devenir le meilleur endroit pour bâtir l’avenir de l’Afrique »
Qu’est-ce qui vous motive à briguer la présidence de la Banque africaine de développement ?
L’Afrique est en pleine ascension — mais le rythme du changement doit être à la hauteur de l’urgence de nos défis. Je me présente pour diriger une Banque qui avance avec cette urgence.
Depuis plus de 30 ans, j’ai travaillé dans divers secteurs — de la banque d’investissement aux infrastructures, de la réforme des entreprises publiques au financement multilatéral. J’ai vu ce qui fonctionne — et ce qui nous freine. Dernièrement, en tant que Première vice-présidente et Directrice financière, j’ai aidé la Banque africaine de développement à naviguer à travers des chocs mondiaux sans précédent tout en sécurisant la plus importante augmentation de capital de son histoire. Mais je sais que nous devons aller encore plus loin. Ma motivation est claire : diriger la Banque vers son prochain chapitre — en tant qu’institution plus ciblée, plus rapide et plus responsable, capable de produire un changement concret dans la vie des Africains partout sur le continent.
Quelle est votre vision pour la Banque au cours des cinq prochaines années et comment comptez-vous renforcer son impact sur le développement économique et social de l’Afrique ?
Ma vision est celle d’une Banque meilleure, plus audacieuse, plus grande — une institution qui propulse la transformation de l’Afrique par l’action, pas seulement par l’ambition.
Cette vision repose sur trois piliers :
- Développer des infrastructures stratégiques — énergie, transport, connectivité numérique — pour libérer la productivité et l’intégration régionale.
- Stimuler la croissance du secteur privé et l’innovation financière grâce à des outils intelligents attirant les capitaux et soutenant les entrepreneurs.
- Construire une institution performante, agile, transparente et centrée sur l’exécution.
Au cours des cinq prochaines années, je réduirai de moitié les délais d’approbation des projets, mobiliserai davantage de capitaux privés et institutionnels, et me concentrerai sur la livraison concrète des résultats. Il est temps de transformer la stratégie en impact et les promesses en résultats mesurables.
Comment comptez-vous réformer l’institution pour maintenir sa notation triple A et préserver ses ressources humaines ?
Une institution forte repose sur une crédibilité financière solide et des collaborateurs investis dans sa mission. Je protégerai les deux. En tant que Directrice financière, j’ai conçu des cadres qui ont permis à la Banque de préserver sa note triple A en période de crise — tout en obtenant la plus grande augmentation de capital et le plus grand réapprovisionnement de la fenêtre concessionnelle. Ce ne sont pas que des chiffres — ce sont des marques de confiance dans notre gestion.
À l’avenir, je renforcerai nos outils de capital, développerai les financements hybrides et approfondirai la gestion des risques. Mais les chiffres ne suffisent pas à bâtir une grande institution. Je miserai sur notre personnel — au siège et à travers le continent — en leur donnant les moyens de diriger, d’innover et de produire des résultats. La Banque africaine de développement doit devenir le meilleur endroit pour bâtir l’avenir de l’Afrique.
Quelles sont vos priorités et comment comptez-vous les financer face à la rareté des ressources ?
Le potentiel de l’Afrique est immense — mais nos ressources sont limitées. Il nous faut donc être ciblés, sélectifs et audacieux.
Mes priorités sont claires :
- Infrastructures stratégiques pour stimuler le commerce et l’industrialisation ;
- Développement du secteur privé pour créer massivement des emplois ;
- Renforcement des capacités pour consolider la gouvernance et l’efficacité.
Pour financer cela, je mobiliserai de nouveaux capitaux — pas seulement auprès des donateurs et des actionnaires, mais aussi du secteur privé, des fonds de pension africains et des partenaires internationaux prêts à co-investir dans l’avenir de l’Afrique. Des outils comme le financement mixte, la titrisation synthétique et les obligations infrastructurelles nous permettront d’optimiser chaque dollar. J’ai été pionnière dans la mise en œuvre de ces instruments à la Banque — je suis prête à les déployer à grande échelle.
Comment intégrerez-vous les enjeux climatiques (adaptation, transition énergétique) dans les projets de la Banque, notamment pour les pays vulnérables ?
L’Afrique n’est pas responsable de la crise climatique — mais nous en subissons fortement les conséquences. Notre réponse doit être proactive, intégrée et équitable. Je ferai en sorte que la résilience climatique ne soit pas une priorité isolée — mais qu’elle soit intégrée dans tous les projets d’infrastructure, d’agriculture, d’eau et d’énergie. Des investissements dans les énergies renouvelables à l’agriculture intelligente face au climat, chaque projet sera conçu avec l’adaptation et la durabilité comme axes centraux. Les pays les plus vulnérables — comme les petits États insulaires et les économies fragiles — bénéficieront d’un usage élargi de la Climate Action Window, que j’ai contribué à concevoir. Mais au-delà du financement, nous offrirons un appui technique, des connaissances et des innovations pour que aucun pays ne soit laissé de côté.
Face aux crises mondiales (guerres, pandémies), comment comptez-vous mobiliser davantage de fonds publics et privés pour les projets africains ?
Les crises exigent de la clarté — et un leadership capable de transformer la complexité en confiance.
Aujourd’hui, les banques de développement doivent faire plus que prêter. Elles doivent guider l’investissement, réduire les risques et favoriser les partenariats. Je positionnerai la Banque africaine de développement comme une plateforme de confiance où capitaux publics et privés convergent autour des priorités africaines.
Cela impliquera l’élargissement du financement mixte, le développement des obligations infrastructurelles et la création d’un environnement favorable à l’investissement. Il s’agira aussi de coopérer à l’échelle continentale — en mobilisant les capitaux institutionnels africains et en collaborant avec des fonds souverains, des gestionnaires d’actifs et des family offices en quête d’impact et de rendement.
En tant que Directrice financière, j’ai été en première ligne dans la création de ces outils. En tant que Présidente, je les déploierai pleinement.
Dans un contexte d’alourdissement de la dette des États africains, comment concilier financement du développement et soutenabilité budgétaire ?
La façon la plus durable de gérer la dette, c’est de faire croître les revenus — des États, des ménages, des entreprises. Mon approche repose sur une croissance disciplinée. Nous devons donner la priorité aux investissements qui génèrent des retours : de l’énergie pour alimenter les usines, des routes pour transporter les marchandises, des plateformes numériques pour faciliter les services. Ce ne sont pas des dépenses — ce sont des moteurs de croissance. Si nous croissons vite et intelligemment, nous pouvons devancer la dette.
En parallèle, nous devons utiliser des outils plus astucieux : financement mixte, instruments en fonds propres, mécanismes de partage des risques, afin de limiter la dépendance à la dette publique. Je veillerai à ce que la Banque soutienne les pays non seulement avec des ressources, mais aussi avec des modèles — un financement qui construit la résilience, pas la vulnérabilité.
Comment comptez-vous attirer les investisseurs privés vers des projets stratégiques mais jugés risqués (ex. : infrastructures transfrontalières) ?
Les investisseurs privés n’ont pas peur de l’Afrique, ils ont peur de l’incertitude. Mon rôle est de réduire cette incertitude et d’augmenter la convergence des intérêts. Pour cela, je construirai un environnement d’investissement fondé sur la clarté, le cofinancement et la confiance. Cela passera par davantage d’outils d’atténuation des risques, une meilleure préparation des projets et des partenariats renforcés avec les banques régionales et les institutions locales.
Nous accélérerons le développement de portefeuilles de projets bancables, notamment transfrontaliers, qui répondent à une demande réelle. Et nous le ferons avec la rigueur d’une banque de développement et la vision d’une institution d’investissement. Les investisseurs veulent de l’envergure, de la visibilité et des résultats — je leur offrirai les trois.
Quelles réformes envisagez-vous pour renforcer la redevabilité et lutter contre la corruption au sein de la Banque et de ses projets ?
La redevabilité n’est pas négociable. La Banque africaine de développement doit être une référence mondiale, pas seulement africaine. Je moderniserai les systèmes de suivi des projets de la Banque grâce à des plateformes numériques permettant un suivi en temps réel de la performance et une meilleure détection des risques. Je réformerai la gouvernance des marchés publics, en particulier au niveau régional, là où les retards d’exécution sont fréquents.
Mais au-delà des systèmes, je dirigerai par les valeurs. En tant que Première vice-présidente, j’ai promu une culture d’intégrité et de performance. En tant que Présidente, j’irai plus loin — en valorisant les résultats, en protégeant les lanceurs d’alerte, et en garantissant que chaque dollar dépensé ait un réel impact.
Comment renforcer l’intégration régionale, notamment à travers les corridors économiques ou les réseaux énergétiques panafricains ?
L’Afrique ne réalisera jamais son plein potentiel si elle reste un archipel de marchés déconnectés. L’intégration régionale n’est pas une option — c’est une nécessité. Je donnerai la priorité aux investissements dans les infrastructures transfrontalières : réseaux énergétiques, corridors commerciaux, infrastructures numériques permettant la libre circulation des biens, des services et des talents. Ces investissements doivent être accompagnés d’un alignement politique, d’une réglementation harmonisée et d’un engagement fort des dirigeants.
Chez Transnet, j’ai dirigé la réalisation du Port de Ngqura, un levier régional stratégique. Je sais ce que requiert un projet d’envergure multi-acteurs. Et je sais que l’avenir de l’Afrique se trouve dans une croissance connectée et coordonnée, non fragmentée.
Quelles politiques promouvez-vous pour réduire les inégalités de genre et améliorer l’accès des jeunes à l’emploi et à l’entrepreneuriat ?
Quand les femmes et les jeunes réussissent, les nations prospèrent. Ce n’est pas une priorité sociale — c’est une stratégie économique. Je ferai avancer des politiques favorisant l’autonomisation économique et financière des femmes et des jeunes. Cela inclura le financement des entreprises dirigées par des jeunes, l’accès des femmes aux marchés publics et au capital, et des investissements dans des parcours de formation vers l’emploi dans les secteurs à fort potentiel comme la technologie, l’industrie verte ou l’agrobusiness.
En tant que dirigeante, j’ai toujours défendu l’inclusion — non par de simples déclarations, mais à travers des budgets, des stratégies et des réformes institutionnelles. Sous ma présidence, la Banque ne se contentera pas de soutenir femmes et jeunes : elle co-construira l’avenir de l’Afrique avec eux.
Comment la Banque peut-elle accompagner la transformation numérique de l’Afrique (accès aux technologies, fintech, éducation) ?
Le bond numérique de l’Afrique n’est pas un luxe — c’est une nécessité. Et la Banque doit en être le fer de lance. Je développerai les investissements dans le haut débit, les infrastructures de données et les biens numériques publics reliant gouvernements, entreprises et citoyens. Mais l’infrastructure ne suffit pas : il faut aussi des compétences numériques et une réglementation intelligente. C’est pourquoi je nouerai des partenariats avec le secteur privé pour déployer des programmes d’éducation numérique, soutenir les innovateurs en fintech, et accompagner les États dans la construction d’écosystèmes numériques agiles, sûrs et favorables à l’innovation. L’Afrique a le talent — à nous de créer les outils et la confiance pour le libérer.
Quelles leçons tirez-vous de la pandémie de COVID-19 pour renforcer la résilience face aux chocs futurs (santé, sécurité alimentaire) ?
La COVID-19 a mis à l’épreuve nos systèmes, notre leadership et notre résilience. Elle a révélé nos forces, mais aussi nos vulnérabilités. Pendant la pandémie, en tant que Directrice financière, j’ai garanti la continuité financière de la Banque, protégé sa note triple A et assuré des soutiens d’urgence. Mais la leçon essentielle est la suivante : la résilience doit faire partie intégrante de notre modèle de développement, pas être improvisée dans la crise.
J’investirai dans la sécurité sanitaire régionale, des systèmes alimentaires intelligents et des infrastructures numériques capables de maintenir les services en période de crise. Il faut penser à l’avance, renforcer les capacités locales et agir en coordination continentale. La prochaine crise doit nous trouver mieux préparés et plus unis.
Comment allez-vous renforcer les collaborations avec l’Union africaine, la Banque mondiale ou le FMI ?
Nous irons plus loin, plus vite, si nous avançons ensemble. En tant que Présidente, je renforcerai le rôle de la Banque en tant que partenaire stratégique et de confiance. Avec l’Union africaine et l’AUDA-NEPAD, nous alignerons nos efforts autour de l’Agenda 2063 — cofinançant des infrastructures, appuyant l’intégration régionale et soutenant la cohérence des politiques.
À l’échelle régionale, je renforcerai la coopération avec des institutions comme Afreximbank, la Banque de commerce et de développement, et la Banque de développement de l’Afrique australe. J’ai déjà travaillé étroitement avec elles — en cofinançant, structurant des projets et partageant des connaissances — et nous accélérerons cette dynamique.
À l’échelle mondiale, je veillerai à ce que la Banque joue un rôle actif dans des initiatives comme la Table ronde sur la dette souveraine mondiale, l’Initiative de Bridgetown et les réformes du système financier international. L’Afrique doit façonner — et non simplement recevoir — l’avenir de la finance mondiale.
Quels indicateurs utiliserez-vous pour mesurer l’impact des projets financés par la Banque ?
Nous devons passer de l’activité à la redevabilité. Les résultats doivent être visibles — non seulement dans les rapports, mais dans les vies transformées. La Banque a déjà développé des tableaux de bord et cadres de suivi importants. Je les affinerai et les simplifierai pour que nous mesurions ce qui compte — avec plus de sélectivité et de pertinence stratégique.
Au-delà de la croissance économique et de la création d’emplois, je renforcerai les indicateurs dans trois domaines :
- Résultats sociaux – éducation, santé, inclusion
- Capacité institutionnelle – gouvernance, efficacité de l’investissement public
- Redevabilité et transparence – conformité, rapport coût-efficacité, impact anticorruption
Ce qui est mesuré est livré. Je veillerai à ce que nos résultats ne soient pas seulement comptés — mais ressentis à travers tout le continent.
Comment comptez-vous concilier les positions géopolitiques des membres régionaux et non-régionaux pour préserver l’unité de la Banque ?
L’unité ne va pas de soi — elle se construit, se cultive, se mérite.
En tant que Présidente, je créerai une fonction de haut niveau dédiée à la relation avec les actionnaires — pour garantir un dialogue régulier et structuré avec les membres régionaux comme non-régionaux. Nous anticiperons les tensions, ferons émerger les divergences en amont, et créerons un espace de résolution collaborative des différends.
La Banque africaine de développement doit rester une plateforme neutre et digne de confiance. J’ai présidé des négociations complexes et assuré une supervision au plus haut niveau. J’apporterai ces compétences à la présidence — pour que toutes les voix soient entendues et que le consensus repose sur les progrès partagés.
Quel message adressez-vous aux Africains qui doutent de la capacité des institutions financières à répondre à leurs besoins urgents ?
À chaque Africain qui attend — de l’électricité, une opportunité, une chance équitable — je vous entends. Je vois les doutes. Mais je vois aussi ce qui est possible. Sous ma direction, la Banque africaine de développement ne sera pas un nom sur un bâtiment. Elle sera une présence dans la vie des gens. Un pont entre les idées et l’impact. Un partenaire qui livre — des routes, de l’énergie, des emplois, de la dignité. Je ne suis pas ici pour gérer les attentes. Je suis ici pour les élever — et les atteindre. C’est notre moment. Et la Banque que je dirigerai le prouvera, chaque jour.