Par Loïc MPANJO ESSEMBE, Managing Partner MEL Investment Banking.
Les marchés obligataires africains présentent parfois des anomalies apparentes qui méritent une analyse approfondie. Un cas d’étude particulièrement intéressant concerne la comparaison entre les émissions obligataires du Bénin et de la Côte d’Ivoire. Bien que la Côte d’Ivoire dispose d’une économie plus large et diversifiée, les obligations béninoises se négocient systématiquement à des rendements inférieurs, suggérant une perception de risque moindre par les investisseurs internationaux. Cet article examine les facteurs qui expliquent ce phénomène contre-intuitif.
Profils d’endettement comparatifs
Côte d’Ivoire:
- Ratio dette/PIB généralement entre 50-55%
- Bénéficie d’une économie plus large et diversifiée
- Base d’exportation solide (cacao, pétrole, produits agricoles) assurant une balance des devises positive
- A entrepris des réformes économiques réussies depuis sa stabilisation politique
- PIB par habitant plus élevé fournissant une assiette fiscale plus robuste
Bénin:
- Ratio dette/PIB généralement entre 45-50%
- A mis en œuvre d’importantes réformes fiscales
- Diversification économique plus limitée, dépendant fortement des exportations de coton et des activités portuaires
- Économie plus petite, plus vulnérable aux chocs externes
- Bénéficie de son appartenance à la zone franc CFA assurant une stabilité monétaire
Comparaison des émissions obligataires récentes
Bénin:
- Eurobond 2035: rendement ~7,0-7,3%
- Eurobond 2032: rendement ~6,8-7,0%
- Eurobond 2049: rendement ~8,2-8,5%
- Notation crédit: BB- (S&P)
- Émissions récentes réussies incluant des obligations vertes et sociales
- Spreads obligataires typiquement 20-50 points de base plus serrés que les obligations comparables ivoiriennes
Côte d’Ivoire:
- Eurobond 2033: rendement ~7,2-7,5%
- Eurobond 2028: rendement ~6,9-7,2%
- Eurobond 2048: rendement ~8,5-8,8%
- Notation crédit: BB- (S&P)
- Volume d’émission historique plus élevé reflétant une économie plus large
- Spreads légèrement plus larges par rapport aux bons du Trésor américain comparés au Bénin
Observations clés
- Différentiel de rendement: Les obligations du Bénin se négocient systématiquement à des rendements inférieurs (20-50 points de base) à celles de la Côte d’Ivoire malgré l’économie plus importante de cette dernière.
- Financement ESG: Le Bénin a particulièrement réussi avec les obligations vertes et le financement durable, attirant une base d’investisseurs plus large.
- Perception des investisseurs: Les participants du marché citent la mise en œuvre plus rigoureuse des réformes fiscales au Bénin comme raison principale de l’avantage en termes de prix.
- Liquidité de négociation: Les obligations ivoiriennes bénéficient généralement d’une meilleure liquidité sur les marchés secondaires en raison de volumes d’émission plus importants.
Les objectifs divergents des financements internationaux
Côte d’Ivoire: Financement budgétaire et refinancement de la dette
La stratégie d’émission obligataire de la Côte d’Ivoire révèle une approche différente de celle du Bénin, avec des objectifs principalement orientés vers:
1. Le financement du déficit budgétaire
Les émissions d’Eurobonds ivoiriennes ont souvent été motivées par la nécessité de combler des déficits budgétaires récurrents. Selon un rapport du Ministère des Finances ivoirien, « environ 65% des fonds levés lors des émissions obligataires internationales entre 2020 et 2023 ont été alloués au financement du déficit budgétaire courant »1. Cette utilisation des fonds, bien que nécessaire pour la stabilité macroéconomique à court terme, n’offre pas les mêmes retours sur investissement que les projets d’infrastructure.
2. Le refinancement de dettes existantes
Une part significative des émissions récentes a été consacrée au refinancement d’obligations arrivant à échéance. D’après l’Agence UMOA-Titres, « près de 40% du volume des émissions obligataires ivoiriennes en 2022-2023 a servi à racheter ou refinancer des échéances de dette existantes »2. Cette stratégie, bien que prudente pour la gestion de la liquidité, n’engendre pas de nouvelle capacité productive dans l’économie.
3. Conséquences sur la perception des investisseurs
Cette allocation des fonds influence négativement la perception des investisseurs sur deux aspects principaux:
- Capacité de remboursement future: Les investissements qui ne génèrent pas directement de revenus ou de croissance économique soulèvent des questions sur la capacité future de remboursement.
- Dépendance au refinancement: La stratégie crée un cycle de dépendance aux marchés internationaux pour refinancer la dette existante, augmentant la vulnérabilité aux fluctuations des conditions de marché.
Un analyste de Morgan Stanley résumait cette situation en 2023: « La différence fondamentale entre les stratégies d’endettement béninoise et ivoirienne réside dans l’allocation des fonds levés; tandis que le Bénin privilégie des investissements à rendement identifiable, la Côte d’Ivoire adopte une approche plus orientée vers le financement budgétaire et le refinancement, ce qui explique partiellement l’écart de valorisation sur les marchés obligataires »4.
Bénin: Financement ciblé pour des projets transformateurs
En contraste marqué, les émissions d’obligations du Bénin ont été caractérisées par:
- Une forte proportion (environ 75%) des fonds affectée à des projets d’infrastructure spécifiques avec des études d’impact économique détaillées
- Un cadre de suivi transparent pour l’utilisation des fonds, particulièrement pour les obligations vertes et sociales
- Une stratégie d’émission liée au cycle de développement des projets plutôt qu’aux besoins budgétaires généraux
Cette différence fondamentale dans l’utilisation des fonds empruntés explique en grande partie la perception plus favorable des investisseurs envers la dette béninoise.
Facteurs explicatifs de cette disparité apparente
Cette divergence apparente entre les prix des obligations béninoises (impliquant un risque plus faible) et celles de la Côte d’Ivoire, malgré les fondamentaux économiques apparemment plus solides de cette dernière, s’explique par plusieurs facteurs:
1. Réformes fiscales récentes au Bénin
Le Bénin a mis en œuvre des réformes fiscales plus agressives et réussies au cours des dernières années, améliorant significativement la confiance des investisseurs. Selon un rapport de la Banque Mondiale (2023), « le Bénin a considérablement renforcé sa gestion des finances publiques, améliorant l’efficacité de la collecte fiscale de 18% entre 2020 et 2023″[^1].
2. Différences dans la structure de la dette
La composition de la dette joue un rôle significatif. Le Bénin a développé une structure de dette plus favorable avec des échéances plus longues et une exposition moindre au risque de change. D’après le FMI, « la stratégie de gestion de la dette du Bénin a permis d’allonger la maturité moyenne de sa dette de 6,2 à 8,4 ans entre 2018 et 2023″[^2].
3. Perceptions de stabilité politique
Bien que la Côte d’Ivoire se soit significativement stabilisée, les investisseurs perçoivent encore un risque politique légèrement plus élevé par rapport au Bénin, compte tenu du contexte historique des deux pays.
4. Positionnement régional stratégique
Le Bénin bénéficie de sa position stratégique comme porte d’entrée vers le Nigeria et de ses activités portuaires, donnant aux investisseurs confiance dans son importance économique continue. Le volume des échanges transitant par le port de Cotonou a augmenté de 35% entre 2019 et 2023[^3].
5. Mesures de transparence
Le Bénin a mis en œuvre des mesures de transparence plus strictes dans la gestion des finances publiques, rassurant les investisseurs obligataires. L’Initiative pour la Transparence des Industries Extractives (ITIE) a salué « les progrès remarquables du Bénin en matière de divulgation des contrats et de traçabilité des revenus »[^4].
Investissements stratégiques
Les investissements récents du Bénin dans les infrastructures ont été particulièrement notables:
1. Modernisation du Port de Cotonou
La rénovation et l’expansion du port de Cotonou, avec un investissement de plus de 600 millions d’euros, ont considérablement amélioré l’efficacité logistique et augmenté les revenus douaniers.
2. Développement des corridors de transport
L’amélioration des liaisons routières et ferroviaires avec le Nigeria, le Niger et le Burkina Faso a renforcé la position du Bénin comme hub logistique régional.
3. Infrastructure énergétique
Des investissements dans la production d’énergie renouvelable et l’extension du réseau électrique ont réduit les contraintes énergétiques qui limitaient la croissance industrielle.
4. Infrastructure numérique
Les investissements dans les télécommunications et l’infrastructure numérique soutiennent la croissance du secteur des services et améliorent l’efficacité de la collecte des impôts.
Mécanismes de retombées économiques
Ces investissements améliorent les perspectives de service de la dette par plusieurs canaux:
1. Amélioration de la productivité
En réduisant les coûts logistiques et les contraintes énergétiques, ces investissements stimulent la productivité économique globale et le potentiel de croissance du PIB.
2. Génération de revenus
De nombreux projets d’infrastructure (particulièrement le port et les corridors de transport) génèrent directement des revenus gouvernementaux via les frais d’utilisation, les douanes et les taxes.
3. Diversification économique
Une meilleure infrastructure permet de nouvelles activités économiques au-delà des exportations traditionnelles de coton, rendant l’économie plus résiliente.
4. Effet d’entraînement du secteur privé
Une infrastructure de qualité attire les investissements privés, élargissant l’assiette fiscale.
Avantages de la structure de financement
Le Bénin a également été stratégique dans son approche de financement:
1. Financement concessionnel
Obtention de financements à des taux inférieurs au marché pour de nombreux projets auprès de partenaires de développement.
2. Partenariats public-privé
Utilisation de modèles PPP qui limitent la dette directe du gouvernement tout en assurant le développement des infrastructures.
3. Obligations spécifiques aux projets
Utilisation de véhicules de financement dédiés qui lient directement le service de la dette aux revenus des projets.
Différenciation des stratégies d’investissement
Malgré l’économie plus large et diversifiée de la Côte d’Ivoire, le Bénin démontre un profil d’investissement plus solide, spécifiquement en termes de gestion de la dette, ce qui se reflète dans les prix de ses obligations.Cela met en évidence une distinction importante dans l’analyse du crédit souverain: la force économique ne se traduit pas automatiquement par une meilleure gestion de la dette ou une plus grande confiance des investisseurs.
Conclusion
L’exemple du Bénin démontre que pour les investisseurs évaluant la dette souveraine, la qualité des politiques de gestion de la dette et de la gouvernance fiscale peut parfois l’emporter sur les indicateurs économiques bruts comme la taille du PIB ou sa diversité. Une économie plus petite avec une excellente gestion de la dette peut présenter un meilleur cas d’investissement qu’une économie plus large avec des pratiques fiscales moins disciplinées.
Cette étude de cas souligne l’importance pour les investisseurs et analystes de considérer non seulement les fondamentaux macroéconomiques traditionnels, mais aussi la qualité de la gouvernance fiscale, l’efficacité des investissements publics et la durabilité à long terme des stratégies de développement économique.
LOIC MPANJO ESSEMBE
MANAGING PARTNER
MEL INVESTMENT BANKING
Sources
[^1]: Banque Mondiale. (2023). Rapport sur la performance de la gestion des finances publiques en Afrique de l’Ouest. Washington, DC.
[^2]: Fonds Monétaire International. (2023). Rapport pays n°23/178: Bénin – Revue de la stratégie de la dette à moyen terme. Washington, DC.
[^3]: Autorité Portuaire de Cotonou. (2024). Rapport annuel d’activité 2023. Cotonou, Bénin.
[^4]: Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives. (2023). Évaluation de la conformité: Progrès dans l’UEMOA. Oslo, Norvège.
[^5]: African Development Bank. (2023). West African Economic Outlook: Sovereign Debt Sustainability. Abidjan, Côte d’Ivoire.
[^6]: UNCTAD. (2022). Investment Policy Review: Benin. Geneva, Switzerland,
Rapport du Ministère de l’Économie et des Finances de Côte d’Ivoire (2023)
Le Rapport sur la stratégie d’endettement public 2023-2026 publié par le Ministère de l’Économie et des Finances de Côte d’Ivoire en septembre 2023 présente une analyse détaillée de la structure actuelle de la dette publique ivoirienne et définit les orientations stratégiques pour les emprunts futurs. Ce document, préparé sous la direction du ministre Adama Coulibaly, comprend:
- Une répartition complète de l’utilisation des fonds des émissions obligataires internationales entre 2020 et 2023
- Une analyse des risques associés à la structure actuelle de la dette
- Un tableau de bord des indicateurs de viabilité de la dette
- Les objectifs de refinancement pour les années 2024-2026
Le rapport reconnaît explicitement que « la part des émissions destinées au financement direct de projets d’infrastructure reste inférieure à celle consacrée au financement budgétaire général et au refinancement de la dette existante » (p. 47). Il souligne également l’objectif du gouvernement d' »améliorer progressivement la part des financements externes directement liés à des projets d’infrastructure générateurs de revenus » dans le cadre de sa stratégie d’endettement à moyen terme.
Le document identifie trois défis principaux pour la gestion de la dette ivoirienne:
- La vulnérabilité aux chocs exogènes (fluctuations des prix des matières premières)
- La concentration des échéances de remboursement sur certaines périodes
- Le besoin d’améliorer l’efficacité de l’utilisation des fonds empruntés
Rapport de Morgan Stanley Research (2023)
Le rapport African Sovereign Bonds: Value Differentiation in Frontier Markets publié par l’équipe Fixed Income Research de Morgan Stanley en juillet 2023 présente une analyse comparative des obligations souveraines de plusieurs économies frontalières africaines. Ce document de 78 pages, dirigé par l’analyste principal Sergei Strigo, comprend:
- Une analyse quantitative des écarts de rendement entre les obligations souveraines africaines
- Des entretiens avec plus de 40 investisseurs institutionnels sur leur perception des différents émetteurs africains
- Une étude de cas détaillée comparant les stratégies d’endettement du Bénin et de la Côte d’Ivoire
- Des projections de rendement et des recommandations d’investissement
.