C’est sur les bords paisibles de la lagune Ébrié, à Abidjan, que Dr Monique Nsanzabaganwa nous a accordé un entretien exclusif, à l’occasion de la parution de son livre Seed. Une rencontre à l’image de son ouvrage : lucide, dense et habitée par une conviction tranquille. Dans cet essai aux accents biographiques, l’ancienne vice-présidente de la Commission de l’Union africaine, par ailleurs plusieurs fois ministre au Rwanda et ex-gouverneure adjointe de sa banque centrale, revient sur les grands défis du continent africain, tout en dessinant les contours d’un avenir possible.
Le titre, Seed, résume à lui seul le projet de l’autrice : semer aujourd’hui les graines d’un avenir africain autonome, solidaire et prospère. Nourri de son parcours personnel et institutionnel, le livre oscille entre récit intime et analyse stratégique. Si elle s’en défend avec humilité, Monique Nsanzabaganwa a incontestablement été une figure clé de la reconstruction du Rwanda post-génocide, un pays qu’elle décrit comme « relevé de ses cendres » grâce à une culture d’appropriation, de redevabilité et d’inclusion. Un triptyque qu’elle appelle de ses vœux à l’échelle continentale.
Une Afrique qui s’appartient
Dans notre entretien, réalisé en marge des Assemblées de la Banque africaine de développement (BAD), elle l’affirme avec calme : « L’intégration africaine n’est pas une option, c’est une condition de survie, qui doit absolument passer par le développement industriel basé sur les chaînes de valeur et les chaînes d’approvisionnement régionales, orientées vers les pôles économiques stratégiques. » À travers son expérience à la Commission de l’UA, elle mesure combien les ambitions du continent – notamment l’Agenda 2063 – restent freinées par des obstacles de mise en œuvre, des incohérences institutionnelles et des silos bureaucratiques. Son plaidoyer est clair : l’Afrique doit assumer la maîtrise de son destin, cesser de se reposer sur l’aide extérieure, et organiser la convergence entre ses multiples acteurs économiques, politiques et sociaux pour bâtir des partenariats stratégiques gagnant-gagnant sur des segments pertinents des chaînes de valeur.
Elle revient notamment sur la ZLECAf, ce vaste chantier continental qui demeure sous-exploité, en dépit de son potentiel structurant. Si les protocoles sont posés, les avancées concrètes tardent, alors même que l’on entre dans la décennie phare d’accélération. Pour Dr Monique Nsanzabaganwa, l’intégration régionale passe par des mécanismes très pratiques : la libre circulation, l’interconnexion douanière, une logistique moderne et une politique industrielle cohérente. « Un produit ne circule pas simplement parce qu’on a signé un traité. Il circule parce qu’il y a un camion, une route, un scanner, un système de paiement transfrontalier et des normes communes », résume-t-elle.
Une voix pour une finance endogène
L’économiste rwandaise pousse également une réflexion profonde sur les ressources financières du continent. Elle évoque, chiffres à l’appui, les 3 000 milliards de dollars d’actifs des fonds de pension africains, les fuites de capitaux, l’insuffisance de la fiscalité et l’inefficience de l’intermédiation entre l’épargne locale et les besoins d’investissement, notamment par un marché des capitaux encore fragmenté. « Le rôle de la finance, c’est de faire se rencontrer l’offre et la demande. Mais encore faut-il des projets bancables, des données fiables et une gouvernance claire », déclare-t-elle.
C’est précisément par un travail d’analyse sur les chaînes de valeur qu’on mettra en exergue les chaînons manquants, constituant ainsi les opportunités d’investissement dérisquées, déclinées en projets bancables – publics ou privés – et en interventions de politiques correctives au niveau de l’écosystème. Ainsi, les institutions financières africaines pourront collaborer dans l’octroi de solutions financières et techniques, sur mesure et à proximité des entreprises de toutes tailles, y compris les petites et moyennes entités majoritairement informelles.
À travers des exemples concrets – comme le coton non transformé ou la banane exportée brute – elle dénonce le paradoxe africain d’une abondance de matières premières et d’un déficit de valorisation locale. Pour elle, tout est à transformer, dans tous les sens du terme. Et cela implique un effort coordonné : des banques centrales et institutions financières jusqu’aux investisseurs privés, en passant par les ministères techniques.
Une institutionnalité cohérente
Dans cet entretien, l’autrice de Seed revient également sur la nécessité d’un écosystème institutionnel africain aligné : UA et ses agences comme l’AUDA-NEPAD, le Secrétariat de la ZLECAf, le MAEP, Africa CDC, AMA et autres ; les communautés économiques régionales ; mais aussi les institutions multilatérales panafricaines telles que la BAD, l’Afreximbank, TDB, Africa Re et autres membres du Africa Club ; les banques commerciales et l’industrie de l’assurance ; les institutions de garantie et de services de développement entrepreneurial ; et, bien sûr, le secteur privé. Pour Dr Nsanzabaganwa, ces acteurs ne doivent pas se concurrencer mais agir en complémentarité, chacun dans son rôle, au service d’une même vision. « Nous avons des plans, des cadres, des stratégies. Ce qui manque, c’est la cohérence dans leur exécution », rappelle-t-elle.
C’est par ailleurs ce même souci qui, presque à la veille de la fin de son mandat à l’UA, l’a motivée à faire mener une étude par un expert africain, le Dr Papa Demba Thiam, en vue de proposer une méthodologie pour un tel changement de paradigme. La méthodologie couvre la correction stratégique des approches de prestation par l’intégration des opérations de l’UA sur le terrain, la reconfiguration des structures institutionnelles pertinentes de manière à mettre en évidence les opportunités de synergie et les complémentarités, avec des programmes rentables susceptibles d’attirer la canalisation et l’utilisation du financement du développement, y compris des banques multilatérales de développement, ainsi que d’autres institutions financières internationales et la coopération au développement.
Une Afrique en construction permanente
Si l’ouvrage prend racine dans les douleurs du passé – notamment le génocide des Tutsis, qu’elle évoque avec une retenue poignante – il est résolument tourné vers l’avenir. C’est le regard d’une femme de terrain, attachée à une Afrique qui se reconstruit par elle-même, qui croit dans les chaînes de valeur régionales, dans l’industrialisation basée sur les ressources locales, dans une jeunesse connectée au monde et enracinée dans ses territoires.
En définitive, Seed n’est ni un manifeste idéologique, ni un récit héroïque. C’est une leçon d’engagement, livrée sans emphase, mais avec une rigueur intellectuelle rare. Un appel à dépasser les discours, à structurer les actions, et à bâtir une Afrique qui ne demande plus la permission d’exister. À travers ce livre, Monique Nsanzabaganwa ne cherche pas à convaincre, mais à réveiller. Un ouvrage indispensable pour celles et ceux qui pensent que le continent n’a pas besoin d’être sauvé, mais tout simplement organisé.